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Clinique différentielle - Deuil et mélancolie

par Marie-Thérèse SCHMITT, mars 2017

Liminaire

Cet article s’inscrit dans mon précédent cursus universitaire (master 2 mention psychanalyse) à l’Université de Montpellier, validant l’unité d’enseignement intitulée « Éthique du sujet et objet du manque1 ».
Ce qui va suivre concerne un fragment de texte extrait de l’ouvrage freudien « Deuil et mélancolie2 ».

Introduction

La mélancolie étymologiquement bile noire (µελας : noir ; ϰολή : bile) s’est trouvée de tout temps au carrefour de disciplines diverses, alimentant la réflexion philosophique, la littérature et inspirant des œuvres d’art.

Considérée par les Anciens comme « propriété ontologique » de l’être, la mélancolie y est définie comme coextensive à la condition humaine et deviendra au cours des siècles une disposition introspective faisant tantôt l’objet d’une exaltation, tantôt l’objet d’une crainte.

De manière plus contemporaine, cette « douleur d’exister » acquerra un nouveau statut, entrant dans la psychopathologie psychiatrique.

Même si initialement et en lien avec la terminologie psychiatrique allemande, Freud désignera la mélancolie par « tous les états de dépression et de morosité même légers3 », il se départira très vite de toute réduction nosographique en allant bien au-delà de ses manifestations nosographiques.

Il reprochera notamment à la psychiatrie de ne pas prendre en compte le « texte subjectif » de la personne en souffrance, seul à même d’articuler sa vérité et son désir face au réel que ce soit l’hystérique tel que conceptualisé au départ et le dialecte singulier de ses symptômes, et le sujet mélancolique plus tardivement.

C’est ce saut subversif que fera Freud dont nous allons commenter et analyser un extrait du texte « Deuil et mélancolie » rédigé en 1915.

Mais avant d’entrer dans le commentaire et l’analyse de cet extrait, une lecture préalable du cheminement conceptuel de Freud, tant synchronique que diachronique paraît s’imposer pour la clarté de l’exposé.

La théorisation de la mélancolie représente pour Freud un tournant dans son œuvre, dont il voulait en établir les enjeux et ressorts psychiques dans le cadre de sa « métapsychologie », à savoir la dimension topique, dynamique et économique de l’appareil psychique.

Cet article « Deuil et mélancolie » se fonde sur une clinique et une réflexion théorique partagées avec Karl Abraham dont il reconnaîtra sa contribution dans une de ses correspondances :

« Vos observations sur la mélancolie m’ont été précieuses (…) j’ai également mentionné le lien que vous établissez avec le deuil4. »

La porte est donc ouverte à Freud pour avancer et affiner sa conceptualisation. Ce chapitre, comme nous le verrons, constitue un carrefour conceptuel notamment relatif aux processus de déliaison pulsionnelle, de retournement de la libido, de la perte de l’objet et de dépréciation du sujet. Il y développera l’idée d’une identification à l’objet perdu, processus à l’œuvre dans l’organisation narcissique prédominante.

Il est à noter également que ce passage comporte de nombreuses références à la notion d’objet dont on sait l’importance cruciale pour Freud, question de l’objet inhérente à la théorie de la pulsion dont le concept apparaît une première fois dans les Trois essais sur la théorie sexuelle. Cette notion d’objet de la pulsion introduit la théorie de la libido et les deux courants pulsionnels contenus dans le moi (libido narcissique et d’objet), éléments conceptuels précurseurs de la théorisation de la mélancolie. Dans une correspondance avec Fliess, Freud entrevoyait l’articulation entre la pulsion et la mélancolie : « le refoulement des pulsions (…) semble engendrer la dépression, peut-être la mélancolie qu’il rend presqu’évidents5 ».

Nous allons dans un premier temps commenter et analyser au plus près le texte de Freud en abordant dans une première partie la clinique du deuil, et en poursuivant dans une deuxième partie la dialectique du deuil et du narcissisme dans la mélancolie.

La clinique du deuil

Avant d’entrer dans le corps du texte, rappelons la définition du deuil que fait Freud :

« Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté un idéal…6 »

Définition qui fait ressortir l’importance centrale de la perte d’objet, se disjoignant de la mort comme seule modalité.

Suivons donc Freud pas à pas dans l’extrait cité dans « Deuil et mélancolie ». Ce passage commence par une question relative à la notion de travail de deuil.

« En quoi consiste le travail qu’accompagne le deuil ? Je crois qu’il n’y a rien de forcé à se le représenter de façon suivante : l’épreuve de la réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet7. »

Le terme « travail » que l’on trouve d’ailleurs chez Freud dans d’autres notions telles

« die Traumarbeit » (travail du rêve), la « Durcharbeitung » (perlaboration), évoque bien la notion d’élaboration psychique interne. Il en va de même pour le travail du deuil, définissant un ensemble d’opérations psychiques en partie conscientes, mais essentiellement inconscientes.

C’est le travail du deuil présupposant une rupture, une traversée et un dépassement qui permet de restaurer le narcissisme blessé et de rétablir l’investissement libidinal du monde, déshabité par la perte de l’objet aimé et ce, par l’entremise de l’épreuve de réalité.

« Là contre s’élève une rébellion compréhensible – on peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale, même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe8. »

Dans un processus normal, un objet perdu peut faire place à un substitut, au terme d’une élaboration psychique qui permet la transformation d’un monde sans couleurs, déserté par le sens en une vie à nouveau soutenue par la « puissance désirante ».

Mais dans les premiers temps qui suivent cette épreuve, l’endeuillé ne peut que refuser la perte, au moins en première instance, se manifestant par un « salutaire » repli narcissique.

Mais souligne Freud : outre cette « rébellion compréhensible » contre la réalité, il peut exister « une rébellion si intense qu’on en vienne à se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de désir9 ».

Cette régression vers l’hallucination du désir est à l’œuvre aussi bien dans le processus du rêve que dans la psychose. Freud fait ici référence à ce qu’il appelle « la psychose de désir, réaction à une perte que la réalité affirme mais que le moi doit dénier, parce qu’insupportable10 ».

Freud s’interroge sur la manière dont la réalité peut ainsi être abolie au point de

« restaurer l’ancien mode de satisfaction » et y répond de manière topique :

« L’hallucination consiste en un investissement du système conscient (perceptions), investissement qui ne se produit pas, comme il serait normal, de l’extérieur, mais de l’intérieur et a pour condition nécessaire que la régression aille jusqu’à atteindre ce système lui-même et puisse ainsi se placer au-delà de l’épreuve de réalité11. »

Freud considère le phénomène de régression vers une hallucination « réifiante » pourrait-on dire, comme il le précise dans son « Complément métapsychologique » :

« Lorsque par un phénomène de régression jusqu’aux traces mnésiques d’objet inconscientes et de là jusqu’à la perception, nous acceptons sa perception pour réelle. L’hallucination implique donc la croyance en la réalité12. »

Chez le mélancolique, cette régression est une tentative désespérée de maintenir vivante l’image du disparu jusqu’à en ressentir ou voir sa présence.

Cette régression témoigne de l’échec de l’épreuve de réalité, fortement sollicitée dans le deuil : le sens de la réalité – que Freud range parmi « les grandes institutions du moi13 » – vacille jusqu’à entraîner une profonde régression.

Mais voilà ce qui relève de la pathologie, car Freud poursuit aussitôt :

« Ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement, et pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet, est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui14. »

Cette épreuve de réalité qui seule permet de modifier les représentations internes de cette perte extérieure, nécessite donc un minutieux travail de « détachement », en prenant du

« temps », et dans le « détail ».

Grâce à l’alternance du désinvestissement et du réinvestissement (liaison-déliaison), l’évolution psychique peut se faire vers le travail du deuil et « la réalité finit par triompher » en l’emportant sur l’hallucination par une « activité de compromis » comme il l’exprimera plus loin.

Ce « triomphe de la réalité » suppose donc de « consommer une seconde fois la perte de l’objet aimé15 », « double perte » permettant d’inscrire dans la réalité cette perte douloureuse et la métaboliser par une redistribution de la libido et permettre au sujet d’accéder à nouveau à l’intersubjectivité qui constitue le lien social.

Ce travail s’actualise dans un « temps subjectif » celui d’une « remémoration de tout ce qui a été vécu du lien avec l’objet16 », temps subjectif ne recouvrant pas le temps chronologique. Le travail de deuil est un processus en mouvement, jamais complètement accompli. La temporalité chronologique n’a que faire de la temporalité psychique, l’inconscient ignore le temps : « les processus inconscients sont intemporels17 ». Il n’est pas inhabituel dans la clinique de voir resurgir l’affect douloureux inaugurant la perte de l’objet aimé, quelques années plus tard, alors même que le sujet pensait « en avoir fait le deuil ».

« Pourquoi cette activité de compromis, où s’accomplit en détail le commandement de la réalité, est-il si extraordinairement douloureux ? Il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques. Il est remarquable que ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi. Mais le fait est que le moi, après avoir achevé le travail du deuil, redevient libre et sans inhibitions18. »

Freud s’interroge ici sur le quantum de la douleur même si, comme il le précise « ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi », dans la mesure où ces objets dont la perte est si douloureuse, sont aussi des objets narcissiques. Quoi de plus normal en effet que cette douleur morale (voire physique) après la disparition d’un être cher, dont la perte donne au sujet le sentiment d’une amputation psychique ? Cette « mauvaise rencontre19 » du réel, la tuché, est éminemment partageable et universelle même si elle s’inscrit dans la singularité de chaque histoire.

Comme le dit Paul Claudel, dans la perte de l’objet aimé « c’est la cause qui le faisait vivre20 » qui disparaît.

Concernant le caractère douloureux du deuil, « il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques » ; Freud à l’époque de la rédaction de « Deuil et mélancolie » ne disposait pas encore de ses réflexions théoriques menées dans « Au-delà du principe de plaisir ». Dans ce texte rédigé en 1920, le concept de désintrication pulsionnelle pathognomonique de la mélancolie et l’existence d’un masochisme primaire éclaireront encore davantage la dialectique du narcissisme et du deuil, mais également l’idée d’une double polarité plaisir/déplaisir en fonction des instances « déplaisir pour un système et en même temps satisfaction pour un autre21 », ce que Lacan élaborera par la suite autour de la notion de jouissance.

Mais nous sommes en 1915 et le questionnement de Freud sur « les bases économiques » de la douleur peut s’expliquer par l’avancée de ses recherches.

Afin de résumer la pensée de Freud dans cette première partie, nous pouvons dire que le temps du deuil est un temps où le sujet fait l’épreuve d’une souffrance liée à la perte, qu’il précisera ailleurs « perte toujours consciente », contrairement comme nous le verrons à ce qui se joue dans la mélancolie. La temporalité psychique du travail du deuil peut se définir par le dépassement du refus initial, la douleur de la perte acceptée, permettant au moi de « redevenir libre et sans inhibitions ».

La mélancolie : dialectique entre narcissisme et deuil

Tout autre est le processus mélancolique où la perte objectale subie échappe à la conscience.

« Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans une série de cas, il est manifeste qu’elle peut être, elle aussi, une réaction à la perte d’un objet aimé : dans d’autres occasions, on peut reconnaître que la perte est d’une nature plus morale. Sans doute l’objet n’est pas réellement mort, mais il a été perdu en tant qu’objet d’amour (cas d’une fiancée abandonnée)22. »

Dans les deux cas, il y est question de perte douloureuse, mais il existe une différence entre deuil et mélancolie à partir de traits différentiels, notamment lorsque Freud dit :

« Dans d’autres cas encore, on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte, mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus, ne peut pas sentir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs, ce pourrait encore être le cas lorsque la perte qui occasionne la mélancolie est connue du malade, sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne23. »

À cet endroit, Freud nous donne une indication clinique très précieuse qui fait un des éléments différentiels de taille entre deuil et mélancolie. Cette nuance centrale témoigne de

l’insu de la perte affectant douloureusement le sujet mélancolique même s’il sait « sans doute

qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne24 ».

Le mélancolique se trouve donc en situation psychique où il est confronté à une perte

« sans objet perdu ». C’est l’inaccessibilité de cet objet perdu « insu » qui s’oppose à l’élaboration intrapsychique de la perte et « c’est dans cette ignorance que consiste l’infini de la mélancolie25 ».

Ce qui pourrait se traduire ainsi : dans la mélancolie, la perte ne vise pas tant l’objet aimé que « ce » qui permet de désirer, perte dans la vie pulsionnelle, et pour reprendre la belle expression de Kant « la faculté de désirer ».

« Cela nous amène à reporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte d’objet qui est soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient26. »

Ce double registre topique d’inscription de la perte d’objet permet de comprendre que pour le sujet mélancolique, la perte de l’objet dans la réalité constitue un facteur déclenchant par réactivation des traces mnésiques dans l’inconscient « la représentation consciente comprend la représentation de chose – plus la représentation de mot… la représentation inconsciente est la représentation de chose seule27 ».

Dans le deuil, les représentations conscientes de l’objet perdu permettent « la voie de propagation de l’inconscient au préconscient », et dans la mélancolie, « cette voie est barrée, mettant le préconscient hors-jeu28 ».

Dans la contemporanéité de la perte, comme « cause déclenchante », le sujet sera confronté in fine à la perte originelle, à l’instar d’une répétition-remémoration, dans un après- coup traumatique.

Car comment ne pas penser que cet objet perdu « familier » qui nous donne le sentiment de perdre un nouvel objet, n’est au fond que la répétition de pertes successives antérieures dans un climat « d’inquiétante étrangeté » ?

« Toute perte actuelle qu’il s’agisse de la mort d’une personne aimée, d’une renonciation narcissique renvoie le sujet à l’ensemble de ses deuils précédents29. »

Mais il est nécessaire pour qu’un travail de deuil puisse s’effectuer, que le sujet dispose d’un « réceptacle symbolique susceptible de conserver les signifiants fondamentaux de l’histoire du sujet, réserve représentative qui va permettre le jeu des substitutions nécessaires au remplacement de l’objet perdu par un nouvel objet30 ».

Faute de quoi, et c’est le drame du mélancolique, il lui est impossible de créer de nouveaux liens objectaux. La structure subjective du mélancolique se révèle dans toute sa défaillance, l’objet perdu se réduit à du « réel », ne pouvant être « irréellisé » par l’effet du symbolique. En d’autres termes, le mélancolique s’identifie à l’objet perdu sans médiation symbolique, contrairement au deuil. L’objet se présente au mélancolique comme non perdu sinon par incorporation dans le moi par identification, empêchant l’intégration de la perte.

Mais reprenons le cours de cet extrait :

« Dans le deuil nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi. La perte inconnue qui se produit dans la mélancolie aura pour conséquence un travail intérieur semblable et sera, de ce fait, responsable de l’inhibition de la mélancolie31. »

Que ce soit le deuil ou la mélancolie, l’opération psychique du deuil « qui absorbe le moi » est responsable de l’inhibition comme de l’inappétence vitale. Cette inhibition dans le deuil se traduit par une « limitation fonctionnelle du moi » invitant au repli sur soi, refuge provisoire devant la difficulté qui paraît insurmontable de faire face à l’absence et au manque.

« La seule différence c’est que l’inhibition mélancolique nous fait l’impression d’une énigme32. »

La dimension de l’inhibition dans la mélancolie est celle d’une profonde mésestime du moi et de son appauvrissement, trait différentiel entre les deux affections.

Dans l’impossibilité de la perte et donc en l’absence de sublimation, le seul destin pulsionnel est « le retournement sur la personne propre (…) le masochisme est précisément un sadisme retourné sur le moi propre33 » et le renversement en son contraire d’où « des auto- reproches, des reproches contre l’objet d’amour, renversés de celui-ci sur le moi propre34 ».

« La mélancolie présente un trait qui est absent dans le deuil, à savoir une diminution extraordinaire de son sentiment d’estime du moi, un immense appauvrissement du moi35 » qui provient de l’agressivité dirigée contre l’objet lié à l’ambivalence des sentiments vis-à-vis de l’objet, comme si le sujet obéissait à l’impératif « surmoïque » sous-jacent : « hais ton objet comme toi-même » ce qu’on retrouve dans l’expression « la cruauté mélancolique », titre du livre de Jacques Hassoun.

C’est ainsi que l’on peut comprendre que « le mélancolique emprunte une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie aux processus de la régression à partir du choix d’objet narcissique36 », d’où l’idée de Freud d’une organisation narcissique prédominante chez le mélancolique.

« Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide », la dimension axiologique de l’existence étant provisoirement en panne, mais dans la mélancolie « c’est le moi lui- même » ; ce qui fait dire à Freud plus loin : « L’ombre de l’objet tomba sur le moi37 », il s’agit bien dans la mélancolie d’un « triomphe de l’objet » alors que le deuil, dans sa traversée s’ouvre vers le « triomphe de la réalité ».

Il apparaît donc que la différence entre le deuil et la mélancolie ne s’explique pas seulement de manière quantitative à l’instar d’un deuil pathologique, mais de manière qualitative concernant la nature de l’objet perdu.

Cet objet perdu chez le mélancolique « est le moi lui-même ». Cette « hémorragie libidinale » s’explique par la consomption du moi qui entraîne la rupture de la fonction du narcissisme, témoignant d’une atteinte profonde de la dimension du désir et d’une « perte subjective », à savoir le moi lui-même.

Et si le deuil permet au terme d’un long travail de renoncer à l’objet perdu, le mélancolique en renonçant à son moi, se trouve dès lors en « démission désirante » généralisée pouvant aboutir à l’acte suicidaire dans le déchaînement d’un narcissisme abîmé par la désintrication pulsionnelle.

Or « personne ne peut trouver l’énergie psychique pour se tuer s’il ne tue pas du même coup un objet auquel il s’est identifié38 » à savoir l’objet comme déchet dans un « délire de petitesse39 ».

On peut donc conclure en disant que si le problème du deuil normal est essentiellement objectal, la problématique de la mélancolie est essentiellement narcissique, ce qui justifie pleinement l’appellation de « névrose narcissique » dont elle représente le paradigme et relève donc de la structure même du sujet.

En conclusion, et suite à cette itinérance théorico-clinique du deuil et de la mélancolie, nous comprenons combien le message princeps de Freud tout au long de son œuvre, concernant l’économie du désir au cœur du processus de subjectivation, trouve ici son application.

Le rapport du sujet au monde et à soi-même est marqué du sceau du manque qui le constitue et le structure sur fond de « désêtre ».

Cette organisation psychique autour d’un objet manquant, d’origine maternelle « le

Nebenmensch » institue la logique du désir, ce « Trieb » qui propulse le sujet, le

« propulsionne » pourrions-nous dire, désir vers d’impossibles retrouvailles de cet objet, celui-ci ayant toujours été absent.

Nous pourrions dire avec une lecture lacanienne que c’est sur le fond de la perte de cet objet mythique et archaïque, au moment apertural de l’inscription du sujet dans l’Autre du symbolique, qu’advient l’objet a, cause du désir.

Le travail du deuil consiste donc à séparer l’objet aimé de son « habillage narcissique » pour le faire advenir au statut d’objet perdu, prix à payer pour que le sujet soit à même de décliner nouvellement ses signifiants en les investissant sur un nouvel objet.

À l’inverse, dans la mélancolie, l’objet n’étant pas constitué ne peut faire l’objet d’une perte, mais est incorporé dans le moi par identification, ce qui rend impossible le travail de deuil, qui ne « cesse pas de ne pas s’inscrire40 » pour reprendre les termes de Lacan.

« Ce n’est pas à l’objet premier auquel nous avons à faire ici, mais à cette part de la Chose, Das Ding, qui a échappé au meurtre c’est-à-dire au processus de symbolisation qui permet de donner à l’objet perdu son statut d’objet perdu. Il n’y a pas de deuil à cet endroit, mais un endeuillement interminable41. »

Cette dialectique du deuil et du narcissisme est essentielle pour comprendre combien dans la mélancolie, le manque, loin d’être cause du désir, est obstrué par le lien étouffant de l’objet qui forclôt la fonction du manque, dans une « plénitude du vide » et une « vie abandonnée par le désir42 ».

Tel est l’enseignement de la mélancolie, comme deuil impossible de l’objet.

1 Jean-Daniel Causse, cours de master 2, département de psychanalyse, 2015-2016.

2 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, pp. 147-150.

3 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse. Correspondance avec Fliess (1882-1907), Paris, Puf, 1978, p. 82.

4 Sigmund Freud, Correspondance Freud-Abraham, Paris, Puf, 1969, pp. 224-225.

5 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, correspondance avec Fliess, op. cit., p. 185.

6 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 146.

7 Ibid., p. 147.

8 Ibid., p. 148.

9 Ibid., p.148.

10 Sigmund Freud, « Complément métapsychologique », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 141.

11 Ibid., p. 139.

12 Ibid., p. 136.

13 Sous la direction de N. Amar, C. Couvreur, M. Hanus, Le deuil, dans Revue française de psychanalyse, Puf,

p. 21.

14 Op.cit., p. 148.

15 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre X (1960), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 387.

16 Ibid., p. 387.

17 Sigmund Freud, « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 96.

18 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 148.

19 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1960-1961), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,

Paris, Le Seuil, 1973, p. 62.

20 Henri Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Paris, Flammarion, coll. « Champ Essais », 2010, p. 215.

21 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1981, p. 60.

22 Ibid., pp. 148-149.

23 Ibid., p. 149.

24 Ibid., p. 149.

25 Sören Kierkegaard, « L’alternative », dans Œuvres complètes, volume 3, L’Orante, p. 171.

26 Op.cit., p. 149.

27 Sigmund Freud, « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 117.

28 Benno Rosenberg, Le travail de mélancolie, Séminaire Nant, document internet.

29 Sous la direction de N. Amar, C. Couvreur, M. Hanus, Le deuil, dans Revue française de psychanalyse, Paris, Puf, p. 7.

30 Henri Rey-Flaud, op. cit., pp. 215-216.

31 S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, op. cit., p. 149.

32 Ibid., p. 149.

33 Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 25.

34 S. Freud, « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 154.

35 Ibid., p. 150.

36 Ibid., p. 158.

37 Ibid., p. 156.

38 Sigmund Freud, «Psychogenèse d’un cas d’homosexualité », dans Névrose, psychose, perversion, Paris, Puf,

p. 261.

39 S. Freud, « Deuil et mélancolie », p. 150.

40 Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, « ne cesse pas de ne pas s’écrire », p. 87.

41 Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Aubier psychanalyse, 1995, p. 52.

42 Jean-Daniel Causse, Cours de master psychanalyse, Subjectivité et expérience, Université Paul Valéry Montpellier, 2015-2016.

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