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À propos de « la formation des analystes » Entretien avec Moustapha Safouan

par Jean-Richard FREYMANN - Moustapha SAFOUAN, mars 2022

Texte paru dans : Jean-Richard Freymann, L’art de la clinique, Toulouse, érès, 2012.
Apertura n° 4, Le trait d’esprit (Witz) et l’interprétation psychanalytique, Springer-Verlag, 1990.

Jean-Richard Freymann : En 1983, vous avez fait paraître le livre Jacques Lacan et la question de la formation des analystes, en 1988 vous sortez Le transfert et le désir de l’analyste. Est-ce une tentative de réponse à cette question sur la formation des analystes ?

Moustapha Safouan : C’est devenu cela. Mais le point initial était tout à fait subjectif. Après la dissolution de l’EFP, je n’avais qu’une seule tâche en tête, c’était la question de savoir ce que j’avais fait pendant trente ans. J’avais commencé ma pratique en 1950, même fin 1949 ; alors quand cette dissolution a eu lieu, cela a été en quelque sorte l’impératif qui s’est posé pour moi. Puis est venue la mort de Lacan et cela a été aussi un travail de deuil, c’est-à-dire une façon de me détacher correctement de Lacan. On ne se détache pas correctement de Lacan en tombant dans l’imbécillité de confondre ceci avec dire : « le roi est nu », moyennant quoi on ne voit même pas que c’est sa propre nudité que l’on proclame ainsi.

Cela étant le point initial, si j’ai choisi le thème de la formation, c’est qu’il était évident que la question de la formation a toujours été la question autour de laquelle un différend, poussé jusqu’au conflit, a été amorcé, déclenché entre Lacan et les autres. Donc si j’ai essayé de savoir ce que j’ai fait pendant trente ans et si pendant trente ans j’ai suivi cet homme, il s’est agi aussi de savoir en quoi consistait la différence. C’est pourquoi il a été naturel de choisir la question de la formation.

Tout cela sur les raisons subjectives de l’entreprise ou sur la raison du choix de ce thème particulier. Au fur et à mesure que le travail s’accomplissait, il devenait évident que la question de la formation de l’analyste a quand même pour axe celle de la didactique, c’est-à-dire de l’analyse dite didactique. Dans la mesure où cette analyse donne lieu à l’analyste – il n’est analyste, disait-on et je continue à le soutenir, que dans la mesure où il aura fait cette didactique – c’est que l’analyse qu’il fait est censée produire une modification de l’économie libidinale. Et cette modification-là, qui n’est pas n’importe laquelle mais celle de son désir, c’est elle qui l’habilite à occuper la position qu’il prend en reprenant cette expérience au niveau d’autrui.

À partir de ce moment-là, ce travail sur Lacan et la formation a donc été fait en cours de route. C’était à l’intérieur d’un projet subjectif plus vaste. Par la suite, il a été naturel que l’ensemble tourne autour de la question du transfert. L’analyse, qu’elle soit entreprise pour des raisons où la formation joue sa part ou pour d’autres raisons, c’est de toutes façons l’analyse du transfert et c’est pourquoi il fallait prendre la question de plus haut. Et cela a été le deuxième livre.

J.-R. Freymann : Il y a une deuxième question qui se pose – puisqu’on est à l’orée du livre, on peut commencer à y entrer – c’est en ce qui concerne la forme que vous avez utilisée pour travailler cette question, à savoir quelque chose qui a pu être repéré d’une différence entre la manière dont vous abordez la question du transfert chez Freud et la manière dont vous l’élaborez chez Lacan. Je pense à une chose en particulier : vous avez tenu à suivre l’ordre des textes en qui concerne Lacan. Est-ce que vous pouvez nous dire quelque chose sur cette forme utilisée ?

M. Safouan : Pour Freud, le problème du transfert était connu depuis très longtemps. Comment cela fonctionne à la fois comme résistance et comme ouverture de l’inconscient, ou encore comment communiquer l’interprétation, la faire passer de l’autre côté, et même l’espèce de soupçon qui entache toute notre action dans la mesure où le transfert participe de la suggestion, donc la question de la scientificité même de la psychanalyse, tout cela était connu. Dans la mesure où il fallait reprendre les choses dès le départ, et le départ dans la psychanalyse c’est Freud, il a fallu suivre comment lui-même a été amené à formuler ces problèmes, qui sont des problèmes de la praxis analytique. Dans ce sens-là, il a fallu refaire son trajet avec une perspective nouvelle, venant du fait qu’il s’agit d’un regard sur son travail que lui-même ne pouvait avoir. C’était donc cela la méthode : choisir les textes où il a parlé du transfert, repérer chaque fois ses hésitations, la façon d’en sortir, ce qu’on peut dire sur cette façon de s’en sortir. C’était une reprise, non pas de l’œuvre de Freud, mais une reprise de son débat avec ce phénomène qu’il a lui-même repéré. Il m’a semblé que je ne pouvais pas procédé autrement. Alors la question était : trouve-t-on dans l’enseignement de Lacan de quoi nous donner les éléments permettant de résoudre le problème laissé en friche par Freud, c’est cela qui a déterminé le choix de certains textes au lieu d’autres. Enfin, dans cet abord, il y avait quand même la pratique qui était la mienne, pratique formée elle-même d’abord par la traduction de L’Interprétation des rêves et tout autant, si ce n’est plus, par le contrôle avec Lacan. Lacan avait une façon de mener le contrôle tout à fait différente de ce qui se passait ailleurs.

Ailleurs c’était simple… Il y a la psychanalyse que vous, l’analyste qui venez en contrôle, ne savez pas. Et qu’est-ce que c’est que la psychanalyse ? C’est la chose que sait le superviseur. Avec Lagache, il fallait dire où en est le patient avec le transfert, c’est-à-dire quel est votre repérage du transfert. Avez-vous repéré un transfert paternel, maternel, un transfert d’un personnage ancien qui n’est ni l’un ni l’autre, par exemple un frère, une sœur, un camarade de jeu, ou bien est-ce un transfert récent comme le transfert de M. K. sur Freud. Il fallait répondre à cette question, et puis dire si le transfert est négatif ou positif. Si c’est positif, ça va, il ne faut pas le toucher ; si c’est négatif, que faites-vous ou qu’avez-vous fait pour surmonter ce transfert négatif. Le résultat c’est que nous étions sept ou huit en contrôle et au bout de peu de temps, nous étions presque tous sans patients.

Pour Lacan, il n’y a pas de psychanalyse en soi. Ce qui existe, ce sont les analyses effectivement réalisées. Vous venez en tant qu’analyste et vous avez une analyse en mains. Il s’agit pour vous de voir ce que vous faites. Donc, déjà la perspective de qualification, où vous venez pour apprendre, pour mesurer vos capacités d’apprentissage, etc. : tout cela n’existait pas. C’était tout à fait une autre direction qu’une qualification ou une disqualification. Il s’agissait donc de l’arbitrage que je pouvais trouver, dans ma pratique, à la question de savoir si cette doctrine résout ou pas le problème.

Dans la mesure où cette pratique était quand même influencée par la lecture de Lacan, cela a pu jouer dans le choix de certains textes.

Mon choix s’est d’abord limité aux Écrits ; puis au Séminaire XI auquel j’ai assisté et à la Proposition d’octobre, il m’a semblé que le problème dont il s’agissait dans cet ouvrage, à savoir le transfert, a trouvé sa réponse.

Évidemment, tout cela n’a pas été sans me donner une satisfaction secondaire, c’est le sentiment de placer Lacan comme étant de bout en bout psychanalyste et rien d’autre.

Lacan, à mon avis et cela ressort de ce livre, est un analyste. Et quand on regarde bien, on trouve qu’il n’y a pas un seul emprunt de Lacan, à un philosophe ou à un autre, qui ne soit en fait une critique. S’il y a une critique de l’hégélianisme qui tienne debout, on la trouverait à mon avis chez Lacan et non pas chez les autres philosophes.

Alors voilà les raisons pour lesquelles je m’y suis pris comme je l’ai fait avec Freud, puis ensuite avec Lacan, avec en plus le supplément concernant la satisfaction que j’en ai tirée.

André Michels : En ce qui concerne la didactique, apparaît dans votre texte, presque en marge des élaborations théoriques, une réflexion personnelle qui n’en est peut-être pas moins importante pour autant. À un moment donné, vous citez Lacan, disant que dans une analyse, il s’agit éventuellement de tempérer, de tenir compte des limites du sujet pour supporter l’angoisse, sauf dans la didactique où il ne peut s’agir, du moins a priori, d’une guérison d’un symptôme. Cela pourrait nous donner une idée d’une pureté de l’analyse ou de l’analyse pure. La réflexion que vous ajoutez est que, même dans la didactique, il est souvent important de tenir compte justement de ces limites du sujet. Sur ce plan, votre expérience peut être extrêmement précieuse pour nous. Vous est-il possible de nous en dire un peu plus ?

M. Safouan : Il ne s’agit pas d’une position différente de celle de Lacan, mais de préciser que la position de Lacan est une position de principe. La question c’est cela. Il y a chez Freud l’idée d’un discours qui a son propre mouvement et ses propres lois de gravitation, indépendamment des intentions du sujet. Le sujet vient par exemple de mauvaise humeur, de bonne humeur, angoissé, déprimé, n’en pouvant plus, mais avec une volonté évidente de faire l’école buissonnière... Ce sont, comme on dit, les états d’âme, liés à son insu à ce qui se déroule dans son discours qui a son propre mouvement. L’analyse va quelque part. Au début, Freud va dire : vers le noyau pathogène, le trauma, pour y reconnaître par la suite le fantasme. D’ailleurs à partir de ce moment-là, le sens de « pathogène » devient différent et la pathologie devient plus proche du sens kantien que du sens psychiatrique. Donc la psychanalyse, c’est quelque chose qui a une direction, et s’il y a une psychanalyse qui va nous permettre de voir où va l’analyse, on peut s’attendre à ce que ce soit l’analyse didactique, dans la mesure où c’est une analyse où le souci thérapeutique n’oblige pas à ce petit détour appelé « aménagement ». Le seul commentaire que j’ai ajouté, c’est que c’est une position de principe qui est justifiée pour la raison que je viens de dire. Mais comme je l’ai dit, on ne peut plus clairement, une règle méthodologique en quelque sorte, ce n’est pas un décret méthodologique. C’est-à-dire que cela ne doit pas nous amener jusqu’à méconnaître les crises, les difficultés, les ennuis qui peuvent surgir au cours d’une analyse même si elle est didactique, c’est-à-dire qu’elle comporte la motivation qui consiste à exercer la psychanalyse un jour. Donc ce n’est pas une position différente. Tout en adhérant à la même position, cela n’empêche pas d’introduire la distinction entre les choses telles qu’elles sont en principe et les choses telles qu’elles sont en fait. Tout un chacun qui a eu affaire à une analyse de la sorte peut apprécier ce que j’ai dit sur le plan des faits.

A. Michels : Est-ce qu’on pourrait donc dire que l’analyse pure, dont il a été question chez Lacan, n’existerait que sur le plan théorique ?

M. Safouan : Si le principe selon lequel la psychanalyse a une direction  –c’est le sens du terme « direction de la cure », cela veut dire où va la cure – dans cette mesure, le fait est qu’il n’y a que des psychanalystes qui acceptent de se plier comme cela aux exigences du discours jusqu’au bout. Je n’ai jamais vu une analyse thérapeutique qui va jusqu’au point de chute auquel va la psychanalyse de par son propre mouvement, c’est-à-dire où l’analysant suit les lois de gravitation de ce discours jusqu’à leur terme. Et dans ce sens-là, on peut y lire que ce sont quand même les analyses faites avec quelques analystes qui ont permis de répondre à la question de la direction de la cure.

J.-R. Freymann : Cela permet de vous poser une question par rapport à ce qui vient d’être dit. Il y a un terme qui revient assez souvent dans votre livre, la question du sérieux du psychanalyste. Qu’est-ce que c’est que le sérieux du psychanalyste ? C’est un Witz ?

M. Safouan : Non. Cela peut se définir par la capacité à se soumettre au discours de l’Autre, c’est-à-dire de ne pas introduire ce qu’il prend pour son savoir à lui, de ne pas l’utiliser au niveau où il a à conduire une analyse, à suivre une analyse plutôt que de la conduire. D’ailleurs il faut bien préciser que conduire une analyse, c’est suivre une analyse ; ce n’est pas prendre le volant d’une analyse. Alors le sérieux de l’analyste, c’est d’abord cela. C’est sa façon de s’abstraire des significations préétablies ramassées au cours des analyses précédentes ou au cours de ses lectures. Et puis, il y a un autre critère ou une autre exigence à laquelle le psychanalyste doit se plier pour définir ce sérieux qui consiste à être attentif à ses propres mouvements. Il y a quand même ce choix à faire, à tout instant, entre le narcissisme et le désir. Se déprendre de son narcissisme, cela ne veut pas dire tenir des laïus sur le petit a, les illusions et les désillusions parce qu’il y a autant d’illusions dans les désenchantements que dans l’enchantement. Tout le monde est capable de faire ces dénonciations au niveau de l’imaginaire. Mais il ne s’agit pas de cela. Lorsque, par exemple, vous oubliez un rendez-vous ou que vous ouvrez la porte de votre salle d’attente et que vous trouvez quelqu’un d’autre que celui que vous attendiez, ou lorsque vous faites un rêve où apparaît l’un de vos analysants, il s’agit quand même d’être attentif à ce genre de mouvement. Il y a donc là deux exigences qu’un analyste peut avoir vis-à-vis de lui-même, qui définissent ce qu’on peut entendre par son sérieux.

Marcel Ritter : Je crois qu’on touche là à la question des limites, surtout à partir de la définition que vous avez donnée de la direction de la cure, au sens de la direction que prend la cure de par son propre mouvement ou de par ses propres lois de gravitation dans le discours tenu par l’analysant. Ce mouvement rencontre des limites. Mais il y a des limites qui se dépassent. Il y a des moments de résistance qui annoncent l’ouverture ultérieure, et puis il y a à un moment donné quelque chose de l’ordre d’une limite, peut-être définitive. Je crois que cela rejoint la question que André Michels a soulevée précédemment ; si l’analyse peut être dite pure dans les principes ou sur un plan théorique, en pratique c’est tout à fait différent. Il y a toute une échelle de chemins parcourus, de distances, je ne sais pas si l’on peut dire d’approfondissements, je dirais plutôt de distances parcourues vers ce quelque chose qui est à l’horizon et en même temps au départ, c’est-à-dire le fantasme.

M. Safouan : Oui. D’ailleurs même dans une analyse didactique, il s’avère qu’à un moment donné, on découvre que c’est une analyse thérapeutique puisqu’il s’agit de débarrasser la demande de ce qui la fait participer au symptôme. C’est dit clairement dans un passage de ce livre.

Mais dans les analyses où il s’agit de se débarrasser de ce qui s’appelle la misère névrotique, du poids de certains symptômes, que celui-ci consiste dans un trouble de la fonction sexuelle, dans un symptôme d’autopunition intense ou d’une inhibition, le fait est que le symptôme peut très bien se dissiper une fois que son sens refoulé est restitué. Freud nous en donne l’exemple. Vous n’avez qu’à lire ses lettres à Fliess, au moment qui précède ce qu’il appellera l’abandon de sa Neurotica, c’est-à-dire le moment où il est sur le point de découvrir le fantasme. Alors, il donne là, dans ses lettres, les choses qui sont les plus émouvantes de toute la littérature analytique ; c’est le moment où il voit la signification phallique dans les mythes, les affinités hystériques dans le Moyen Âge, etc. Entre autres, il y a quelques lettres où il donne l’analyse de quelques symptômes. Il y a par exemple une lettre où il raconte le cas d’une patiente qui avait un symptôme phobique qui consistait en ceci que ladite patiente ne pouvait pas prendre un objet quelconque si ledit objet n’était pas enveloppé. Avec ses méthodes à lui, c’est-à-dire d’associations libres destinées à clarifier la signification des différentes formations tels les rêves, etc., il a pu dénicher le sens de ce symptôme qui était de bout en bout fondé sur le double sens que le mot « champignon » avait en allemand, à savoir la plante, mais aussi le préservatif. Il suffit donc de lever le soubassement sémantique de ce symptôme pour qu’il cède et il se peut qu’avec cela, le sujet soit tellement soulagé qu’il est appelé par d’autres choses dans l’existence, par exemple par un désir de maternité qui, à partir de ce moment-là, peut s’accomplir, ou bien une certaine capacité à supporter le succès, etc. Ça, c’est une limite au sens du degré de la satisfaction que le sujet demande.

Et puis, aussi bien dans les analyses didactiques que thérapeutiques, il y a les limites qui consistent dans ce qu’on peut appeler une fatigue du sujet. Il y a parfois des sujets qui viennent pour des raisons thérapeutiques, qui se débarrassent de leur symptôme et qui continuent quand même au-delà de sa dissipation. Mais il y a quand même un moment qui est un moment de fatigue subjective et cela peut se produire même dans les analyses didactiques. À ce moment-là, si le sujet veut pratiquer la psychanalyse, pourquoi pas, étant donné qu’il aura fait quand même un certain travail qui lui permet de rendre des services très appréciables à ceux qui s’adressent à lui. Il y a donc cette limite de la fatigue subjective qu’il faut bien respecter, dont il faut tenir compte.

Et puis il y a les limites, mais là au sens où il est souhaitable que cela ne se soit pas cela, à savoir les limites qui viennent de ce que le sujet se trouve approcher une zone de haute température et, à partir de ce moment-là, il réagit par ce que j’ai appelé la réaction psychanalytique négative. Cela existe. Vous pouvez avoir affaire à une hystérique chez qui, à un moment donné, le matériel donne lieu à quelque chose qui va taquiner de trop près ses théories infantiles de la sexualité. À partir de là, vous constatez ce que Freud appelle l’interposition du moi à mesure que le discours approche d’un foyer. L’interposition du moi est quelque chose de terrible parfois. La personne peut devenir une espèce de furie qui vous harcèle, vous pose des questions, vous adresse des impératifs, des ultimatums. Il s’agit de ne pas tomber dans une réaction du tac au tac, c’est-à-dire de ne pas la suivre sur cette pente. Cela aussi c’est une limite, à savoir qu’il y a là une victoire du narcissisme du sujet. Cela fait déjà trois sortes de limites qui ne sont pas tout à fait homogènes.

J.-R. Freymann : Une question pour aborder plus précisément le thème de l’interprétation : vous faites remarquer que Lacan aborde la question du transfert dix ans après le début de son enseignement, et une des questions que vous soulignez, c’est qu’il n’y a pas de possibilité de théorie du transfert sans une théorie de l’objet du fantasme et dans ses relations avec les questions de l’idéal du moi et du moi idéal. Est-ce à dire que l’interprétation analytique chez Freud et l’interprétation analytique chez Lacan, ça n’est pas la même chose ? Peut-on affirmer par exemple que chez « L’homme aux rats » il n’y a pas d’interprétation, « des coups de dents du rat » qui impliquent l’autonomie du signifiant, que Freud suit ses propres prescriptions en n’interprétant pas les rêves sans faire appel aux associations – je fais allusion à l’un des chapitres de votre livre –, que Freud interprète dans le transfert, et non pas sur le transfert. Autrement dit peut-on affirmer dans l’après-coup que les points de butée freudiens quant à ses théories du transfert ont des incidences sur son mode de travail avec l’interprétation ? D’autant plus que de l’autre côté, vous l’avez rappelé tout à l’heure, Freud insiste déjà tout à fait clairement sur le fait que le discours constitué par les associations libres ne va pas dans n’importe quelle direction, mais va vers la révélation du fantasme. De même, ce que vous avez rappelé également, que le moi peut se mettre au travers du discours au fur et à mesure que les choses avancent. Alors quelles sont les conséquences, chez Freud, au niveau de ses interprétations, de ses conceptions du transfert ?

M. Safouan : Ce que vous venez de dire sur la différence que cela entraîne, le fait de reconnaître que le discours va vers la reconnaissance du fantasme et qu’il a bien fallu d’abord tirer au clair la théorie du fantasme, tout cela est juste ; seulement il faut souligner ce point essentiel que c’est une théorie du fantasme qui reconnaît à ce dernier son autonomie significative. Parce que c’est à partir de là que l’on peut dire quelle est la différence entre l’interprétation freudienne et l’interprétation lacanienne. Cela va ensemble, c’est la même chose, mais avec quelque chose en plus qui va se produire dans le sillage de cette théorie de l’autonomie significative du fantasme.

Je veux dire par là que dans l’interprétation, il ne faut pas cracher sur la signification. La signification est très importante, il faut bien la tirer au clair. Chez Freud nous trouvons des leçons d’interprétation qui sont faramineuses. C’est une des fonctions de l’interprétation, et ce n’est pas une petite affaire de dire ce qu’il y a dans l’inconscient, comme cela. Cela intervient à des niveaux très variés, très variables, où la signification est toujours intéressée. Par exemple, déjà au niveau des entretiens préliminaires, et même au cours d’une analyse, il peut y avoir des interprétations qui consistent tout simplement à dire d’une façon plus nette ce que le sujet est en train de dire par des circonlocutions, d’une manière hésitante. En somme, à ce moment donné, on peut être amené à lui dire : « C’est cela ou ce n’est pas cela ? » C’est d’ailleurs une façon de voir, au cours des entretiens préliminaires, dans quelle mesure un sujet peut supporter ce qui s’appelle parler un peu sérieusement.

Il peut y avoir aussi, cela on le trouve chez Freud, ce qui ressort du rapport du sujet à son dire. Il y a l’exemple d’Anna O. qui raconte des petites histoires où l’on voit la petite fille qui gagne contre la mort. Même si elle ne pose pas la question, quelqu’un qui est analyste, et qui n’est pas analyste à son insu, peut lui souligner que si cela avait été ainsi, elle n’aurait pas été si malheureuse. Il s’agit là de rectifier une position du sujet vis-à-vis de quelque chose qui s’appelle donner la vie.

Il y a aussi des interprétations qui visent à débusquer la part que le sujet prend dans la construction de sa propre réalité, sa réalité telle qu’il la donne toujours dans un discours. Cela se ramène toujours à mettre au clair le rapport du sujet à ses énoncés. C’est le cas de Dora qui vient dire : « Voilà Monsieur le professeur, j’ai été l’objet d’un échange, oui ou non ? — Oui, mais alors pourquoi l’avez-vous supporté pendant quatre ans ? »

Il y a là des modes d’interprétation qui ne sont absolument pas à négliger et c’est pour cela que le psychanalyste a besoin de faire appel à ses ressources de dialecticien, de logicien, d’un homme qui a quand même un rapport plus tolérant avec ce qui s’appelle la vérité.

Et puis, il y a les interprétations au sens étroit du terme, ou si vous voulez très strictement psychanalytique : montrer le double sens d’un mot, par exemple le mot « Dick » dans le symptôme d’origine suicidaire de l’Homme aux rats. Et jusque-là, on peut dire que l’interprétation va dans le sens de produire ce qui s’appelle « un homme averti est à moitié sauvé » ou quelque chose dans ce style.

Mais ce qui s’ajoute avec la théorie du fantasme en tant que solidaire de la théorie de l’autonomie significative du fantasme, c’est que cette autonomie significative vient de l’opération d’un signifiant dans le sujet. L’opération du signifiant, cela se constate même en dehors de toute analyse. Pour chacun de nous, même avant la naissance, il y a déjà pas mal de signifiants qui sont là : le signifiant de la famille, c’est un Dupont, un Durand ; le signifiant de la patrie, c’est la France ou la Grèce ; ça peut être le signifiant de sa race ou de sa religion, c’est un juif, un chrétien, un musulman, etc. Le sujet ne peut faire autrement que de jeter, verser son existence dans ces signifiants-là. Il ne peut faire autrement, c’est-à-dire qu’il met dans ces signifiants ce qu’il appelle son existence ou sa vie, ou ce qu’il est… La moindre des choses dont on peut s’attendre d’un analyste, c’est qu’il ne participe pas à ce qui s’appelle les passions collectives, en tout cas pas bêtement comme cela.

Mais à un niveau plus profond, la psychanalyse nous montre deux choses. Quand le sujet parle, il y a déjà le discours avant lui, ce que Lacan appelle le discours universel, le discours concret, celui dont le sujet a été pétri de part en part et qui a fait de lui ce qu’il est. Il y a donc une partie de ce discours universel qui lui échappe. Ce que je viens de dire sont des exemples que la culture démontre suffisamment. Que ce discours, dans sa dimension diachronique, implique des structures qui échappent à la maîtrise du sujet ou à sa science ou à son savoir, ça c’est une chose qui a été parfaitement repérée par ces historiens formidables qui ont fait ce qui s’appelle l’École des Annales en France, c’est-à-dire notamment Lucien Febvre et Marc Bloch. C’est d’ailleurs cette école qui a donné lieu à toute la théorie de Michel Foucault.

Ce que la psychanalyse ajoute de décisif, c’est en dehors de cette efficience du discours considéré dans sa dimension diachronique, que ce soit à un niveau familial étroit ou à un niveau plus large, culturel, il y a des phénomènes qui se produisent du fait même que le discours est subordonné aux lois de la synchronie. Ce sont des phénomènes tout à fait repérables dans le mot d’esprit. La demande, même si c’est une holophrase, Mam, Lolo… ça passe par quelque chose qui a une structure phonématique propre, et ça c’est la dimension de la synchronie. On peut imaginer le sujet comme un trou cerné par un signifiant de la demande. À partir de ce moment-là, ce signifiant va engager, développer tout un réseau et le sujet en quelque sorte, on le repère disparu quelque part sous un élément ou sous un autre ou sous tous les éléments de ce réseau. Alors là, on peut dire que dans la psychanalyse conduite selon Lacan, l’interprétation mène à quelque chose qui restait encore à chercher après Freud, qui est de dévoiler la dépendance du sujet à ce signifiant de la demande première. Autrement dit, la réponse à votre question consiste en ceci, qu’avec l’affirmation que l’ordre de la chose, c’est-à-dire l’ordre du fantasme, de l’objet a, c’est l’ordre du langage, et du langage conçu dans sa dimension synchronique ; à partir de là, l’interprétation peut aller jusqu’à montrer quelque chose qui ne se montrait pas avec les interprétations que j’ai commencé par développer, à savoir cette dépendance par rapport au signifiant.

M. Charles : Est-ce qu’on peut dire que ces dépendances fonctionnent d’abord comme un déterminisme qui, reconnu et pas seulement reconnu, mais consenti au sens des stoïciens, accepté librement, permettrait ensuite l’ouverture dont parle Heidegger et que reprend Lacan à propos d’une libération du sujet ? Est-ce qu’après ce moment-là, après sa dépendance qu’il a perçue, le sujet deviendrait enfin susceptible d’être ouvert à une autonomie ?

M. Safouan : Ce que vous dites est ce que Lacan dit noir sur blanc. C’est le seul sens qu’il donne au mot libération. C’est la libération du sujet par rapport au signifiant combien dérisoire auquel il a été assujetti jusque-là. Mais avec cela, est-ce l’autonomie qui se produit ? Je ne sais pas. C’est justement la question, la question de l’heure, si je puis dire.

M. Ritter : Pourrait-on dire que l’interprétation au sens freudien s’adresse avant tout au contenu alors que le pas franchi par Lacan, c’est qu’elle s’adresse à la structure ? Est-ce qu’en touchant au signifiant sustenteur, à l’identification en somme, on peut espérer une modification à ce niveau-là ?

M. Safouan : Oui, mais à l’identification en tant qu’elle n’est pas l’identification imaginaire, c’est-à-dire au semblable. Cette autre identification est une identification issue des signifiants ; c’est l’identification à l’objet a. Au fond, cette différence vient répondre à la question de la fin de l’analyse. Avec cet ajout, qui résulte du repérage fait de l’efficacité du signifiant dans la détermination du sujet, la question de la fin de l’analyse trouve une réponse qu’elle n’avait pas trouvée dans la doctrine qui nous a été laissée par Freud. Mais remarquez : les termes que vous avez utilisés rappellent un peu les querelles entre Lacan et ses collègues de la Société Française. Le mot « structure » était à la mode dans les années 1960, alors que de l’autre côté on s’était fixé dans le camp opposé qui n’est pas structuraliste mais dynamiste. Ce qui venait constamment à la bouche de Georges Favez, pour marquer la différence des positions, était : « La psychanalyse, il ne faut pas oublier que c’est une dynamique. » Mais Lacan répondait, à juste titre, que si nous mettons l’accent sur la structure, c’est quand même pour arriver à une dynamique plus fine.

M.-J. Schmitt : Une question à propos de l’interprétation du transfert : dans la mesure où le transfert n’est pas une répétition ou l’ombre d’un amour passé mais ouverture sur le fantasme, sur quel mode intervenir ?

Je pense à deux exemples très simples : d’abord à celui d’une analysante qui un jour à sa séance refuse de s’allonger, finit par s’y résoudre, et entame un discours où elle joue avec l’idée d’arrêter son analyse alors que ce qui se laisse entendre, c’est qu’elle veut que l’analyste l’empêche d’arrêter, la retienne. Suit le récit d’un rêve : son enfant est allongé dans la cuvette des WC et elle le retient, s’efforçant de ne pas le lâcher afin qu’il ne soit pas emporté par la chasse d’eau.

Autre exemple : celui d’une patiente qui relate un rêve où elle se voit donnant le sein à un enfant et qui, à la fin de la séance, fait un chèque d’un montant très légèrement supérieur à ce qu’elle avait l’habitude de payer. De façon interrogative, elle commente : « Ah oui, je n’ai pourtant pas l’habitude de vous donner des pourboires. » Le simple fait de souligner les signifiants en question dans ces deux exemples, est-il interprétation du transfert ?

M. Safouan : Ce que vous nous dites, cela permet de préciser un point. Dire que le transfert ça n’est pas une répétition, cela ne veut pas dire que ça n’a aucun rapport avec le passé. Cela veut dire tout simplement que c’est le même signifiant qui était au cœur de la relation entre elle et une figure antécédente, antérieure, peut-être même préhistorique, archaïque, appelez ça comme vous voulez. Il y avait là un signifiant qui jouait, qui réglait la relation à cette figure préhistorique et qui continue à régler la relation avec l’Autre en tant que tel qui est, en l’occurrence, une place occupée par l’analyste. Mais c’est avec l’analyste que ça se signifie, que se déniche ce signifiant qui réglait tout. Il y a donc une répétition, mais ce n’est pas une répétition en tant que vous avez pris la place de ce personnage, mais c’est la même forme qui se reproduit. Qu’il y ait répétition de la même forme, ne veut pas dire une substitution d’un personnage à un autre personnage. C’est ça l’essentiel ; c’est ça qui fait le poids de vos exemples.

En l’occurrence, souligner ces signifiants, c’est exactement cela qui s’appelle interpréter le transfert.

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