« Comment faire pour penser au-delà de l’Autre ? », (J.-R. Freymann1)
"Wo Es war, soll Ich werden", (S. Freud2)
« Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable », (Kant)3
Jean-Richard Freymann m’ayant invité à vous parler de mes projets dans le Journal du confinement, j’aimerais ici vous présenter quelles sont mes pistes actuelles de réflexions.
Mais, en cette période trouble et troublée, je voudrais ici commencer par une pensée de vive solidarité pour les Amis et connaissances travaillant aux urgences, en EHPAD, à l’hôpital, en médecine libérale…
J’aimerais aussi en préambule insister sur le fait que ce que je vous présente est à la fois le triple fruit : celui de mon expérience de la psychanalyse visant à devenir analyste ; celui des échanges en un à un avec Jean-Richard Freymann et tout un ensemble d’amis de la FEDEPSY ; et celui de la mise au travail – que j’espère singularisée – des apports de Freud, de Lacan, du freudo-lacanisme fécond, et bien sûr, et en premier lieu, de notre École de Strasbourg.
Tout d’abord, j’aimerais évoquer le projet que nous construisons à plusieurs autour du séminaire « Freud à son époque et aujourd’hui », qui commencera normalement en octobre 2020, et que je co-animerai avec Yves Dechristé. Nous chercherons à envisager Freud depuis sa pratique et sa réflexion théorique, en essayant de situer celles-ci dans le cadre des discours collectifs de son époque (discours scientifiques, médicaux et psychiatriques, discours sociaux, intellectuels, culturels, littéraires, artistiques). Ce afin de voir comment Freud a réussi à fonder la psychanalyse, mais aussi à donner à entendre son apport dans le « champ psy » et dans la culture de son époque. Nous étudierons en détails la manière dont il positionne sa parole pour se faire entendre du profane, afin d’essayer d’en tirer des leçons dans notre situation actuelle. Ouverte au dialogue avec les non-analystes, se penchant sur l’histoire de la culture, cette recherche collective sera ancrée dans la clinique et visera avant tout à essayer de faire entendre quelque chose de l’expérience de l’inconscient.
Cela passera par la lecture de textes de Freud et de textes sur Freud : particulièrement de Lacan, de certains de ses élèves parmi les plus féconds (M. Safouan, O. Mannoni, A. Didier- Weill, etc.), et de l’École psychanalytique de Strasbourg, mais pas seulement (L. Israël, M. Ritter, J.-M. Jadin, J-R. Freymann, etc.) ou encore d’autres auteurs fort éclairants (Ch. Azouri, E. Roudinesco, etc.).
Cela passera aussi par l’étude d’œuvres de l’époque de Freud ou, d’œuvres importantes pour Freud ou pour comprendre l’époque de Freud (lors de la première année du séminaire nous nous pencherons sur Le Monde d’hier de S. Zweig). Ce qui ira avec le dialogue avec les champs connexes à la psychanalyse (philosophie, sciences humaines, littérature, art), et donc avec des spécialistes de l’époque de Freud et de sa culture.
Cela passera encore par une relecture que nous espérons « ouvrante » de l’œuvre de Freud qui, essayant de réélaborer de manière créative et plurielle son apport, n’a pas peur de partir de ses failles pour voir en quoi il les a parfois traversées, ou en quoi sa conception de l’analyse ou de l’institution, axée sur la résistance du patient ou du psychanalysant et pas toujours assez sur celle du psychanalyste (même si maintes fois il a insisté sur la traversée de sa propre résistance), est restée directive et « obsessionnelle »4. Cela était aussi en bonne partie dû à la fois à sa solitude, et au discours collectif dans lequel il se situait, qu’il a largement traversé en même temps qu’il en est resté tributaire.
Cette recherche en commun, ouverte à qui voudra avec nous traverser Freud (et être traversé par Freud, ajouterait Martin Roth), vise à soutenir le développement par chacun d’une relation de un à un avec Freud, qui pourra permettre des productions écrites singulières.
J’aimerais du coup vous parler brièvement de ma réflexion sur Freud. En ce sens, et avec Lacan, A. Didier-Weill et E. Roudinesco5, mon hypothèse est que Freud, en inventant la psychanalyse a repris de manière créative et singulière le discours collectif des Lumières (particulièrement allemandes6 et juives, considérées comme un mouvement culturel dans le temps long, de Kant et Goethe à Adorno et Th. Mann) et a donné une forme particulière, ouverte à l’inconscient, à celles-ci. Mais Freud a aussi eu des failles. Ces failles, il les a pour partie traversées, dans son analyse originelle7 qui fut un travail sur sa propre résistance8. Mais, en ce qu’elles n’ont pas été traversées (ou pas assez), elles ont aussi pour partie entraîné les limites pratiques, théoriques et institutionnelles de son immense apport9. Elles ont eu des conséquences historiques sur la psychanalyse que nous gagnons à prendre en compte, particulièrement dans le débat public sur la psychanalyse10.
C’est ici ma perspective personnelle : au sein de notre séminaire sur Freud, plusieurs voix se déploieront, en une polyphonie que nous espérons bien tempérée – créative et héritière du freudo-lacanisme sous sa forme féconde.
Un autre projet, qui me tient particulièrement à cœur, porte sur l’historien allemand de l’art et de la culture Aby Warburg – auteur sur lequel j’ai largement travaillé dans le passé. Dans ma prochaine intervention au séminaire « Mythes-fantasmes-traumatisme » du vendredi, dirigé par Jean-Richard Freymann, je vous présenterai mes pistes de réflexion sur le cheminement psychanalytique d’Aby Warburg avec Ludwig Binswanger et son équipe de la clinique Bellevue de Kreuzlingen, et sur les implications de ce cheminement en termes d’histoire de la culture et d’histoire de l’art. Cette réflexion prendra la forme d’un livre dans la collection Hypothèses.
Pour le séminaire du vendredi et l’ouvrage collectif qui en résultera, je me pencherai plus précisément sur la manière dont ce cheminement lui a permis de se dégager de son état psychotique, particulièrement en déployant un fantasme personnel et un mythe individuel névrotisant11. Pour Warburg, ce cheminement subjectivant est passé par le travail psychanalytique, mais aussi par un travail de grande créativité intellectuelle, lié à la psychanalyse et encouragé par Ludwig Binswanger, sur le mythe et sur l’image mythique. Ce travail a aussi ouvert à de nouvelles pistes, mettant au travail la psychanalyse et intéressantes pour elle, en ce qui concerne l’histoire de l’art ou de l’image, et l’histoire de la culture.
Comme pour ma réflexion sur Freud, il s’agira de situer le cheminement et l’œuvre de Warburg dans son époque et dans les discours collectifs dans lesquels sa parole se situe, particulièrement en ce qui concerne les Lumières – mouvement culturel auquel il appartient. Il s’agira aussi d’en formuler la portée.
Bref, il y aura là matière à un livre qui reviendra aussi sur l’histoire, féconde et tragique, des juifs et du « monde » germanique « d’hier » (S. Zweig) . Pour l’écriture de cet ouvrage, je bénéficierai du retour de plusieurs amis (français et allemands) spécialistes de Warburg.
Un autre dossier que j’ai ouvert est celui d’un livre sur Hamlet de Shakespeare, pièce sur laquelle j’ai aussi largement travaillé dans le passé. Dans cet ouvrage qui sera aussi publié dans la collection Hypothèses, je mettrai au travail, pour proposer une lecture personnelle de la pièce, nos réflexions au séminaire que Jean-Richard Freymann consacre à cette pièce. Il s’agira ici encore d’une mise en perspective psychanalytique de la pièce, cherchant à voir quelles implications une telle lecture peut avoir en termes d’histoire de la culture et d’histoire de la littérature. Pour l’écriture de cet ouvrage, je remettrai au travail – de manière modifiée au regard de mon engagement psychanalytique – mes réflexions déjà publiées sur la littérature et la culture de la Renaissance12, et je bénéficierai de la lecture d’amis chercheurs spécialistes des études sur la Renaissance.
J’aimerais encore évoquer rapidement un autre volet de ma réflexion. Dans le dialogue avec des philosophes de l’Université de Strasbourg ou du séminaire international « Corps- Chair-Psychè » (mis en place par J. Rogozinski et S. Kristensen), je travaille, pour la prochaine rencontre de ce séminaire, sur la question de la relation entre créativité (ou sublimation) et traumatisme, dans une optique psychanalytique cherchant à se nourrir de la phénoménologie et des lectures psychanalytiques de celle-ci par Lacan et certains de ses élèves (parmi les plus créatifs), comme F. Perrier, L. Israël ou encore A. Didier-Weill.
Un autre axe de mon cheminement porte sur l’écriture littéraire. Des différents textes que je suis en train de travailler, je vous parlerai plus tard. Je me contenterai ici d’évoquer certains poèmes écrits récemment, écrits depuis la perte et l’énigme. Concernant ceux-ci, je me permets de renvoyer à la page de mon blog où je les ai publiés : https://dimitrilorrain.org/quelques-poemes/.
Je continuerai cette trop longue présentation en évoquant le fait que mes réflexions sur Warburg, sur Hamlet, sur d’autres œuvres littéraires et artistiques, ou sur d’autres penseurs ayant étudié celles-ci vise à réfléchir, de manière psychanalytique, sur la question esthétique. C’est là, comme y insiste Lacan (par ex. dans « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache »13 où il parle de l’esthétique transcendantale de Kant – ce qui nous ramène aux Lumières), une question importante pour la psychanalyse, aussi en ce qui concerne la clinique, dans la mesure où elle a à voir avec la question cruciale de la créativité du sujet et de sa parole.
Enfin, j’évoquerai aussi mon blog qui se veut un lieu d’information, mais aussi j’espère d’élaboration et d’échanges : https://dimitrilorrain.org.
Ce qui s’esquisse ici, il me semble (mais c’est l’après-coup qui m’en dira plus), à travers ces différentes réflexions et tentatives d’écriture, c’est en tout cas le double projet, d’un côté, d’une histoire psychanalytique de la culture14, et, de l’autre, d’une réflexion psychanalytique soucieuse de la reprise (que j’espère) créative et singularisée des apports du freudo-lacanisme fécond et en premier lieu de notre École de Strasbourg, mais aussi nourrie de la philosophie et de différents champs connexes.
C’est là ma manière personnelle d’apporter ma contribution propre à la psychanalyse, en intension comme en extension, mais aussi au dialogue avec différents champs connexes.
1 Éditorial du 20.12.2018 sur le site de la FEDEPSY.
2 Vorlesung. Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit. Conférences sur la psychanalyse, 2e série.
3 Ouverture de « Qu’est-ce que les Lumières » ? Trad. Poirier et Proust, GF, p. 43.
4 Sur le caractère souvent directif (c’est là mon terme) de l’analyse de Freud, voir M. Safouan, Le transfert et le le désir de l’analyste, Seuil, 1988. Sur l’obsessionnalité que l’on trouve parfois dans la parole de Freud, voir J. Lacan, Séminaire XVIII., D’un Discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 9.6.71, p. 161.
5 Voir J. Lacan, par ex. Séminaire XVIII., D’un Discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, p. 32-33 ; A. Didier- Weill, Un Mystère plus loin que l’inconscient, Aubier, 2010 ; et E. Roudinesco, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, Seuil, 2014.
6 Sur lesquelles j’ai un peu publié par le passé (dans un article sur la notion de « génie » dans le dictionnaire d’esthétique de J. Morizot et R. Pouivet en 2007), en tant que chercheur en sciences humaines s’intéressant avant tout à la littérature et à l’art.
7 Voir O. Mannoni, « L’analyse originelle », in Clés pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Seuil, 1969, p. 115-130 ; Ch. Azouri, « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », Arcanes-érès.
8 Voir particulièrement J. Lacan « Intervention sur le transfert », dans les Ecrits, Seuil, 1966, 215-227.
9 Voir particulièrement M. Safouan, La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause, Thierry Marchaisse, 2013.
10 Ibid.
11 Sur le mythe individuel du névrosé, voir le texte du même nom de J. Lacan, Seuil, 2007.
12 Particulièrement sur Michel-Ange (en tant que poète et qu’artiste) et sur Alberti.
13 J. Lacan, Écrits, Seuil, 1966, p. 649.
14 Dans mon livre sur Barthes de 2015 (avec lequel je ne suis plus d’accord sur bien des points), je m’étais essayé à une histoire de la culture prenant en compte la psychanalyse. Dans ce projet d’histoire de la culture lié aux Lumières (particulièrement les Lumières du monde germanique), je reste sans doute particulièrement marqué par l’enseignement de l’historien de l’art et de la culture berlinois, Horst Bredekamp, chez qui j’ai été Visiting Fellow. Ayant joué un rôle fondamental dans les études sur Aby Warburg, il a d’ailleurs mis au travail Freud et Lacan.