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S’émerveiller ensemble

par Pauline Wagner, 21 Mai 2020

L’histoire de la jeune fille qui se sauve de la tour où elle est enfermée vient faire écho à ces temps de dé-confinement. La fuite mène la jeune fille à une nouvelle épreuve, différente selon la version de ce conte populaire répandu en France, en Europe méridionale, en Allemagne et au Danemark.

L’ogresse, dans la version italienne de Giambattista Basile, jette un sort à Fleur-de- persil pour que toute fuite s’avère impossible. Elle poursuit la jeune fille quand elle s’enfuit de la tour avec son prince.

Dans l’une des premières versions des frères Grimm, la sorcière constate que Raiponce est enceinte. Elle lui coupe alors ses beaux cheveux et l’abandonne dans un lieu désert. Elle retourne dans la tour pour attendre le prince et le punir. Mais le prince se jette dans le vide, tombe dans un buisson de ronces et s’y crève les yeux.

Dans la version française d’Achille Millien, la fée poursuit Persinette qui se sauve avec son prince, en emmenant la chienne qui lui tenait compagnie dans la tour. La fée implore Persinette de lui dire adieu. La jeune fille se retourne et la fée l’affuble d’une tête d’âne. Le père du prince refuse d’accueillir cette jeune fille dans son château.

Véronique, dans la version française de Charles Deulin, fuit la tour de cristal avec un comte. Ils prennent une barque pour quitter l’îlot de la Dame des Clairs. Quand ils touchent terre, ils se retournent et voient la Dame des Clairs, debout sur l’eau. Elle menace le comte :

« Malheur à toi si je te retrouve sur mon domaine ! » Quelques années plus tard, le comte se noie dans le lac de la Dame des Clairs.

Étrangement, ces épreuves évoquent certains symptômes et effets de la pandémie du coronavirus : la perte d’un sens, la mort et le port du masque. Quelle sorcière nous affuble d’un masque ? Si la tête d’âne distingue la jeune fille qui s’est sauvée des autres jeunes filles, le port du masque nous uniformise. Tous semblables et interchangeables !

Dans toutes les versions du conte, la jeune fille dépasse les difficultés qui l’attendent au dehors et l’issue de l’histoire est toujours heureuse. C’est le pacte fondamental du conte merveilleux, la loi de ce genre qui exige impérativement la réussite de l’héroïne ou du héros.

Fleur-de-persil a volé trois glands à l’ogresse avant de fuir avec le prince. À trois reprises, quand l’ogresse les poursuit, elle jette un gland à terre. D’abord un énorme chien bondit mais l’ogresse lui lance une miche de pain. Quand un lion surgit, l’ogresse revêt une peau d’âne qui la protège. Mais bientôt un loup se rue sur elle et l’engloutit. Le prince emmène la jeune fille dans son royaume.

Le prince aveuglé par les ronces retrouve Raiponce dans le lieu désert grâce à son chant. C’est encore une fois sa voix et ses cordes vocales qui établissent le lien. Les larmes de Raiponce tombent sur les yeux du prince qui recouvre la vue.

Persinette envoie sa chienne chez la fée. La chienne demande à la fée de rendre ses traits à la jeune fille. Elle insiste tant que la fée finit par rendre sa figure humaine et sa beauté à Persinette qui épouse le prince.

L’enfant de Véronique jette à trois reprises une pomme, apportée de l’autre monde par son frère jumeau, dans le lac de la Dame des Clairs. La troisième fois, son père est ramené à la vie.

En ces temps de pandémie où plane le danger du virus, où chacun peut se sentir menacé et menaçant, où les liens avec les autres sont mis à mal, où on vit une nouvelle épreuve, les contes merveilleux peuvent être une respiration, une nourriture apaisante. En d’autres temps aussi, mais en ce moment, on a besoin de rêver à des lendemains sans corona, sans masque et sans gestes barrière !

Un jour plus ou moins lointain, on racontera : « Il y avait une fois le corona… »

J’entends d’ici les exclamations : « Mais les contes, c’est pour les enfants ! »

Aujourd’hui les adultes racontent ou, plus souvent, lisent des contes merveilleux aux enfants alors qu’autrefois ces contes étaient exclusivement destinés aux adultes et aux adolescents. Perrault, Walt Disney et beaucoup d’auteurs contemporains ont enfermé les contes dans l’enfance en occultant les contes populaires qui restent méconnus. Les contes ont été détournés de leurs destinataires et d’eux-mêmes. Ils ont enchanté nos ancêtres et ils ont survécu à la peste et au choléra. Ce sont des paroles vivantes et nomades qui tissent un lien entre les paroles du passé, du présent et celles à venir.

Bernadette Bricout, dans son introduction au Trésor des contes d’Henri Pourrat rappelle : « On aurait tort de voir dans les contes merveilleux un simple passe-temps pour les personnes exclues de la vie active, c’est-à-dire les vieillards et les enfants. Pour l’auditoire adulte ils étaient une mémoire, une fête, un jeu, une magie, une formation aussi – ils enseignaient le « savoir-vivre vis-à-vis du monde invisible. »1

Cette auteure, professeure émérite de littérature orale à l’université Paris Diderot, évoque les veillées de contes au coin du feu qui se sont éteintes au début du XXe siècle. Elles se sont rallumées avec le Renouveau du conte dans la mouvance des années 1968, sous une autre forme, dans les théâtres, les médiathèques, les écoles… Le répertoire des conteurs est large et puise à différentes sources : contes traditionnels, légendes, mythes, épopées, récits de vie…

Je raconte beaucoup en lycée et en collège et j’ai même fait le pari de raconter, lors d’ateliers réguliers, à de jeunes gaillards de 16-17 ans qui se forment aux métiers de carreleur, maçon, peintre… Ces jeunes ne sont pas du tout prêts à ce type de pratique décalée tant ils sont habitués à des savoirs utilitaires. Les ateliers sont destinés à tous et pas seulement aux volontaires. C’est avec les contes merveilleux que je les maintiens le plus en haleine.

Tous les auditeurs soulignent que l’écoute de récits les calme, les apaise. C’est comme si cet apaisement était un besoin vital non satisfait, un besoin qu’ils découvrent. Comme s’ils ne s’accordaient pas le temps d’un retour sur eux, en eux, pour réfléchir à leurs expériences. Dans une course effrénée pour remplir le temps, le vide, pour s’occuper, ils effacent tout lien avec eux-mêmes. Profiter du temps, se remplir pour se sentir moins seul ! Les auditeurs sont aussi étonnés de découvrir leur écoute soutenue. C’est à travers leur propre écoute qu’ils font l’expérience de l’apaisement. Une écoute qui les relie à eux-mêmes.

Pour Pierre Mabille, médecin et anthropologue, ami d’André Breton, « Le Merveilleux profite des points de faiblesse de l’intelligence organisatrice, comme le feu du volcan s’insinue entre les failles des roches ; il illumine les greniers de l’enfance ; il est l’étrange lucidité du délire ; il est la lumière du rêve, l’éclairage vert de la passion ; il flambe au-dessus des masses aux heures de révolte. »2 Dans Le Miroir du merveilleux, il nous rappelle que « Le pays du merveilleux est avant tout dans notre être sensible. »3

La poésie du merveilleux nous transforme et nous emmène vers notre humanité au lieu de tout ce qui nous forme, nous déforme et nous formate en objets de consommation avec ses indices de rentabilité et en prédateurs d’autres objets.

En ces temps de dé-confinement, j’ai quelque peine à imaginer que je raconterai en collège et lycée en portant un masque. Une part de l’histoire se lit sur l’expression du visage. J’ai encore plus de peine à imaginer les adolescents rendus inexpressifs, uniformisés par le port du masque, empêchés de mettre les doigts dans la bouche et éparpillés dans la salle, séparés les uns des autres de plus d’un mètre. C’est comme si toute la relation vivante qui s’établit entre le conteur et les auditeurs tendait à s’effacer, comme si cette relation, cette communion devenait une menace. C’est comme si le rapport de proximité recherché était annihilé. Pour Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil, si le port du masque par les spectateurs est concevable, la distance physique, c’est le contraire de la joie.

Ce long temps de fermeture des salles de spectacle est-il un temps d’intériorisation des nouveaux codes tant par les artistes du spectacle vivant que par les spectateurs ? Ces codes sont martelés à longueur de journée par les médias, répétés par les enseignants à chaque cours, affichés dans les lieux publics… On peut d’ores et déjà s’interroger sur cette intériorisation notamment chez les enfants quand les autres deviennent à la fois craints et suspects. Les artistes devront puiser en eux pour faire rêver les spectateurs masqués et séparés les uns des autres. Il faudra peut-être aussi imaginer un rituel, en début de spectacle, avec un rappel de ces nouveaux commandements.

Un masque tu porteras !
De masque régulièrement tu changeras ! La distanciation sociale tu respecteras ! Les mains souvent tu laveras !
Ton visage tu ne toucheras pas ! Des gants tu porteras !
Un mouchoir à usage unique tu utiliseras ! Dans le coude, tu tousseras et tu éternueras ! Pour saluer, la main tu ne serreras pas !
Les embrassades tu éviteras !

Ces commandements rappellent les recommandations de la magicienne homérique à Ulysse. Circé prévient en effet Ulysse qu’il croisera les Sirènes sur leur îlot. Elle lui raconte que personne ne résiste à leur chant ensorcelant. Les bateaux se fracassent sur les écueils et l’îlot des Sirènes est jonché des cadavres. Elle apprend à Ulysse comment il peut entendre ce chant sans mourir.

Quand Ulysse approche du rocher où chantent les Sirènes, il pétrit de la cire et bouche les oreilles de ses marins. Mais il veut entendre leur voix et leur chant. Il demande à ses marins de le ligoter au mât et il leur défend de le délier même s’il les en supplie. Ulysse entend le chant des Sirènes quand le bateau passe devant leur îlot. Il tente de se libérer pour suivre les ensorceleuses mais ses marins resserrent les liens.

Le chant des Sirènes est un chant mythique. Jean-Pierre Vernant, historien et anthropologue, spécialiste de la Grèce antique, écrit que les Sirènes « s’adressent à Ulysse comme si elles étaient des Muses, comme si elles étaient les filles de Mémoire, celles qui inspirent Homère lorsqu’il chante ses poèmes, celles qui inspirent l’aède quand il chante les hauts faits des héros. »4 Elles lui révèlent son passé et son avenir, ses exploits et sa propre gloire. Elles lui chantent ce qu’on racontera de lui quand il sera mort. « Elles l’attirent vers cette mort qui sera pour lui la consécration de sa gloire. »5 Pour Jean-Pierre Vernant « Les Sirènes sont à la fois l’appel du désir de savoir, l’attirance érotique – elles sont la séduction même – et la mort. »6

La tradition homérique est d’une infinie richesse. Les spectateurs du navire des salles de spectacle - si elles rouvrent pendant ces temps de dé-confinement - sortiront de leur tour, attirés par cette échappée imaginaire, par ce chant même s’il n’est qu’un écho du chant mythique des Sirènes. L’ouverture à la métaphore, le désir d’être ravis, d’être transformés, l’aura emporté sur les risques d’être contaminés. Ce n’est pas une magicienne qui les avertira du danger ! Ils auront intériorisé les commandements de la crise du coronavirus. Ils seront ligotés à leurs sièges comme Ulysse à son mât, ils ne s’approcheront pas des autres avec lesquels ils s’émerveillent, avec lesquels ils partagent ce rêve. Auront-ils besoin de marins pour resserrer les liens qui les immobilisent ?

Ulysse ne bouchera pas les oreilles de ceux qui resteront dans leur tour, hors de ce navire, ceux qui sont plus vulnérables ou plus craintifs. Ceux-là résisteront à l’appel au rêve,le trouveront ailleurs ou par d’autres voies. Ils attendront le temps où on entendra : « Il y avait une fois le corona… ».

Et on pourra à nouveau rêver ensemble, rire ensemble, respirer ensemble, penser ensemble, parler ensemble, imaginer ensemble, chanter ensemble, aimer ensemble, être ensemble sans gestes barrière !

S’émerveiller ensemble !

« Il y avait une fois le corona et une autre fois, il n’y aura pas… »

1 H. Pourrat, 1948-1962, Le trésor des contes, Omnibus, 2009, p. VII

2 P. Mabille, 1946, Le merveilleux, Fata Morgana, 1992, p. 40-41

3 P. Mabille, 1940, Le miroir du merveilleux, avec une préface d’André Breton, Editions de Minuit, 1962, p.33

4 J.-P. Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes – Récits grecs des origines, Seuil, 1999, p. 135

5 Ibid, p. 136

6 Ibid, p. 135

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