Voir tous les articles de ÉPHÉMÉRIDE

Mes patients vont bien…

par Jean-Georges Rohmer, 7 Mai 2020

On nous a prédit l’apocalypse, ou du moins la fin de la civilisation telle qu’on l’avait connue, le « rien ne sera plus comme avant », ce petit rien qu’on a déjà entendu récemment en 1918 et en 1945 et puis… Un mois après ? Plus rien… Tout le monde tâche frénétiquement de retrouver son rôle d’avant, sa place d’avant, ses protocoles d’avant ou du moins ses capacités à produire ses protocoles inutiles d’avant.

Ce dont on ne parle plus c’est de l’immense claque que s’est prise l’humanité de la part d’un semi-vivant, d’un parasite qui a besoin de l’autre pour se reproduire jusqu’à éventuellement le tuer… Tiens, on dirait le mariage…

Parce que quand même ce dont plus aucun écologiste ni sociologue ne parle c’est curieusement la formidable leçon que nous a administrée le coronavirus et donc nous devrions bien comprendre les aboutissants puisque nous avons été infoutus d’en saisir les tenants.

On nous parle partout des méfaits psychologiques du confinement, des ravages psychiques de l’isolement social, surtout d’ailleurs de la part de gens qui n’ont aucune idée de ce que cela signifie vraiment.

De par ma pratique, je fréquente beaucoup les infréquentables, les sociopathes et asociaux voire les antisociaux, qui sont fort légalement placés en situation de confinement depuis des temps immémoriaux avec la bénédiction de la société : ça s’appelle une peine de prison et ça se supporte toute une vie, même quand on est sorti. Personne ne se lamente beaucoup sur ces confinés là et moi le dernier n’étant pas vraiment pris dans cette mouvance qui transforme tout être humain en victime d’un phénomène extérieur quelconque en lui déniant tout droit à la responsabilité personnelle. Mais eux, parfois, prennent leur responsabilité et en ce moment ils parlent… Ils me parlent notamment de ce confinement où on a le droit de faire ses courses, de manger ce que l’on veut, de faire du sport, de lire, d’écrire et même de manier une tablette voire un smartphone. Et là ils vont bien, ils ont connu le vrai confinement, la vraie privation de liberté avec en plus ce dont nous prive avec bonheur le confinement sanitaire à savoir la promiscuité imposée ! Donc pour eux pas de décompensation brutale, de syndrome de manque humain, mais plutôt beaucoup de commisération réelle pour moi : « Docteur, j’ai fait quinze ans de Centrale… Alors ça… Mais vous, vous allez bien ? ».

Et si la plaie originelle n’était pas le Coronavirus mais ce besoin humain aussi incohérent que le besoin viral de se multiplier, de se regrouper, de vouloir toujours compenser notre insignifiance personnelle par des contacts frénétiques ?

Qu’est-ce que devrait nous apprendre cette humble mais redoutable forme de demi-vie ? Que nous ne sommes pas faits pour l’existence à laquelle nous aspirons et que ce deuil collectif, il serait bien temps de nous l’approprier individuellement. Un semi-être vivant simplissime nous a rappelé, sans trop de frais jusqu’à présent, que nous ne sommes pas faits pour nous entasser dans des mégalopoles, que nous ne sommes pas conçus pour nous frotter dans des transports en commun et leçon ultime pour tous les croyants à une quelconque autorité spirituelle supérieure (vous savez celle à laquelle on obéit sans discuter, je ne fais qu’obéir aux ordres…) on n’est pas fait pour prier en groupe ! La nature a beaucoup d’humour, noir je l’admets, et le Coronavirus un fort accent du terroir pour nous l’avoir rappelé en terre alsacienne…

J’entends déjà les cris de tous ceux qui hurlent au liberticide en glosant sur le confinement. Je lisais récemment une collègue psychologue qui écrivait que l’homme avait perdu le sens de la mort pour tolérer de telles pratiques… Elle doit être bien jeune pour se sentir aussi invulnérable car mes patients très âgés sont aussi ceux qui ont compris rapidement à quoi devait servir le confinement et qui le respectent scrupuleusement. Vous avez entendu beaucoup de « gens ayant déjà vécu » (puisqu’il n’y a plus de « vieux ») se plaindre du confinement ? Moi pas ! Mes patients âgés se plaignent de solitude, certes, mais en précisant bien qu’on ne leur a jamais autant téléphoné que depuis le début du confinement. Tiens, c’est comme si les jeunes avaient subitement retrouvé un peu de temps pour appeler leurs parents qui d’habitude ont tout juste l’immense liberté de rester seuls… Soyons sérieux, qui a confiné les vieux dans les EHPAD ? Le coronavirus ou leurs enfants ? Evidemment on vivait avec les ancêtres à la Ferme, maintenant on vient les visiter rapidement en fin de week-end entre deux séances de pleine (in)conscience…

Donc pour être libre, il faut d’abord être vivant et le plus longtemps possible, n’en déplaise aux apôtres du jeunisme. En bonne santé certes, mais c’est un concept difficile à définir pour une espèce dont l’espérance de vie naturelle ne dépasse pas les trente-cinq ans. La mort plutôt que la privation de liberté, quel beau slogan pour tous les patients privés de la liberté de se mouvoir et qui viennent me consulter en fauteuil roulant (la chaise a disparu) : selon ma collègue on doit les euthanasier aussi au nom du principe de la liberté totale ? Car la liberté totale c’est comme la jouissance totale, en psychiatrie ça ne porte que deux noms : la psychose ou la perversion… Le manque, le doute, l’incertitude, la limite c’est le commun des névrosés qui ont peur de la mort et surtout que leur propre liberté puisse apporter la mort aux autres, la culpabilité quoi...

Ça aussi la petite semi-bête immonde nous l’a rappelé : notre liberté peut coûter la vie à nos semblables. Je travaille tous les jours depuis deux mois dans un enfer virologique qui s’appelle un hôpital et quand j’en sors je me confine pour les autres : c’est peut-être là l’ultime liberté, pouvoir se priver de quelque chose pour ses semblables. Il est très curieux que par les temps qui courent des voix s’élèvent contre les mesures liberticides, les mêmes qui s’élèvent contre les vaccins, en fait à bien y regarder contre tous les gestes communs qui redonnent à l’humanité le sens du groupe et lui font oublier pour un temps la contemplation béate qui de son nombril, qui de son Moi, qui de ses chakras, selon votre école d’accomplissement personnel, mais individuel bien sûr.

Le virus a aussi un curieux pouvoir d’explicitation paradoxale sur lequel les virologues feraient bien de se pencher : sûrement le neurotropisme de l’ARN viral se traduit-il par des clivages psychotiques inquiétants pour le pronostic des gens qui en sont touchés : la mondialisation est responsable de tous les maux selon des humains qui ont quitté leurs villages, leurs champs et qui partent tous les trimestres aux quatre coins du monde pour s’accrocher aux branches puisqu’ils ont perdu leurs racines. Et que ramènent ces pénitents de la perte de sens dans leurs bagages ? Le Covid ! Finalement des routes de la soie aux chemins du soi il n’y a qu’un enfer pavé de bonnes intentions.

Une fois encore le semi-être nous ravive la mémoire : il n’y a dans nos existences et notre destinée aucun absolu, ni bien ni mal, il n’y a que des choix et leurs conséquences. Le Coronavirus et ses ravages seraient le fruit de la mondialisation, soit. Vous mondialisez ? Vous réduisez d’un bon tiers le nombre d’humains qui meurent de faim mais vous enrichissez les riches humains… Vous ne mondialisez pas ? Vous n’enrichissez pas les riches humains… Mais je vous laisse envisager les conséquences pour les autres…

Pour en revenir à mes patients, ils vont bien merci, en dépit de mon acharnement médical à les considérer comme des malades : curieusement ils vont plus mal dès qu’ils se rendent compte qu’ils sont entourés d’autres êtres humains, proches, trop proches peut-être et qui par leurs bruits, leurs odeurs, rappellent tellement cette humanité qu’on s’évertue à oublier : toilette, coït, défécation, une humanité organique qui se confronte au jour le jour avec un microorganisme pour savoir quelle est la bonne voie évolutive pour (sur)vivre.

Suivez-nous sur les réseaux sociaux