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Leçons d’un confinement

par David Le Breton, 21 Mai 2020

« Chers amis,

À la suite de la lecture de l'article de David Le Breton1 paru dans Le Monde2 je lui ai demandé de condenser ses idées percutantes pour les Éphémérides. Il l'a fait avec diligence et je l'en remercie.

Il a toujours été pour moi un interlocuteur de grand talent ».

J.R. Freymann

Le confinement, mais également tout ce temps de menace de la pandémie, ressemble à un long rêve empreints de mélancolie et d’une inquiétante étrangeté. Sortir dans la rue après le déconfinement suscite un même sentiment de déréalisation en croisant des masques, des hommes et des femmes méconnaissables à distance. Tout cela ne peut être vrai. Albert Camus le pointait déjà dans La Peste avec cette épidémie qui isole un long moment dans la fiction la ville d’Oran : « Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont des hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions (…) Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? »3. Nul n’imaginait une telle rupture à une échelle planétaire des événements ordinaires de l’existence, des déplacements… Le monde entier est entré dans une phase de liminalité dont manquent les modes d’emploi. Période d’entre-deux à apprivoiser afin de ménager de nouvelles ritualités de vie quotidienne ou d’interaction avec les autres, puisque les gestes d’accueil et de congé sont anéantis par des impératifs hygiéniques. L’économie est balayée, et elle ne retrouvera pas avant longtemps son ancien étiage. Aux menaces sur la santé suivent les menaces sur les emplois, mais aussi sur le paysage des boutiques ou des entreprises dans le voisinage desquels nous vivions.

On connait la réflexion fameuse du philosophe Blaise Pascal qui s’insurgeait contre ce qu’il nommait le divertissement, oublier le fait même de l’existence : "Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »4. Nous avons vécu deux mois dans l’espace restreint de nos appartements en laissant le monde continuer sa course au-delà de nos fenêtres, un monde ralenti, silencieux, restitué pour une part aux animaux, aux oiseaux notamment que nous n’avons jamais autant vus ni entendus.

Le confinement chez soi dans le maintien des relations avec les autres à travers les outils de communication à distance transforme les populations en un archipel innombrable d’individus. Communication de spectres, chacun face à ses écrans, transformé à son corps défendant en hikikomori ordinaire, à l’image de ces jeunes Japonais qui vivent une réclusion volontaire tout en poursuivant sans fin un échange avec d’autres à travers les réseaux sociaux. Moines post-modernes, à la fois séparés et reliés au monde entier5 6. Ils restent enfermés parfois des années dans le refus du monde extérieur. Avec cette impossibilité de sortir du confinement, la présence physique à l’autre s’efface, la conversation disparaît davantage encore au profit de la seule communication sans corps, sans visage, sans contact, et même sans voix (sinon celle amplifiée du smartphone ou l’ordinateur). Il n’y a plus de face à face, c’est-à-dire de visage à visage dans la proximité du souffle de l’autre. Et au-delà de l’écran, dans la rue ou ailleurs le masque dissimule les identités. Le confinement accentue l’addiction au smartphone et détruit davantage encore la conversation, c’est-à-dire la reconnaissance plénière de l’autre à travers l’attention à son égard. Le confinement induit l’effacement de la présence physique à l’autre. C’est la promotion d’un monde à distance, sans corps, sans sensorialité, sans sensualité sinon sous forme de simulacre. C’est le triomphe d’un puritanisme social. Bien entendu, d’autres y voient à l’inverse des outils indispensables au maintien des relations sociales ou professionnelles, des instruments de communication, faisant ainsi la promotion d’un monde sans doute inévitable où la présence physique des autres autour de soi sera de moins en moins nécessaire, et où l’on pourra avoir le monde à sa disposition sans plus avoir à sortir de sa chambre.

Le corps est désormais le lieu de la vulnérabilité, là où guettent la maladie et la mort pour s’engouffrer dans la moindre brèche. L’isolement et les mesures de protection (distance physique, gants, masque) lui confèrent un statut de dangerosité. Le corps est désormais une menace, même celui de nos proches susceptibles d’être porteurs asymptomatiques du virus. Une relation puritaine au corps s’impose dans la nécessité de contrôler ses relations, ses contacts à travers les si justement nommées mesures-barrières. Le corps est transformé en citadelle assiégée, et il faut surveiller ses frontières, le colmater, le barricader. La « phobie du contact », pointée autrefois par Elias Canetti7 dans nos sociétés, se radicalise encore. Il faut le laver, le purifier sans relâche, en fuyant les contacts avec les inconnus. Les poignées de mains, les accolades, les bises sont désormais proscrites. Le désir est un danger car il échappe à tout contrôle et expose au pire ceux qui y cèdent. Pendant le confinement j’ai souvent été étonné de voir des gens, portant eux-mêmes des masques, faire des écarts de plusieurs mètres pour éviter d’autres piétons ou passer sur le trottoir en face là où la place pourtant ne manquait pas. Comme si la seule présence de l’autre revêtait un péril. J’ai souvent été étonné également de la constitution d’éventail, et non plus de file d’attente devant les commerces, chacun se tenant à l’écart à trois mètres des autres, suscitant ainsi une zone d’incertitude pour les nouveaux venus ne sachant plus où se mettre. Cet enfermement dans l’entre soi, cette privatisation de l’existence est une menace pour le lien social car elle en arrive à voir autrui comme un danger, et le corps comme une pollution. Toutes ces mesures font entrer les mondes contemporains dans une ère postmoderne en radicalisant des principes qui n’étaient encore qu’en puissance les semaines précédentes. Il ne s’agit nullement pour moi de mettre en question ces mesures de protection, bien entendu légitimes, mais seulement de dégager l’ironie tragique de leur sous-texte.

La crise sanitaire bouleverse en profondeur nos rites d’interaction. Les gestes barrières mettent à distance le corps de l’autre en rendant suspecte une présence trop rapprochée et davantage encore la poignée de main ou la bise qui imposent le contact. Ils modifient en profondeur les rites d’interaction, et notamment les schémas proxémiques analysés autrefois par E. Hall8, cette distance intuitive à l’autre dans l’échange qui varie selon les sociétés. Mais se tenir à un mètre de son interlocuteur déborde cette distance et induit un malaise redoublé par le port du masque. Le déconfinement n’éliminera pas la poignée de main qui est d’un usage trop courant. Certes, dans un premier temps il la limitera sans en venir à bout car après tout, en cas de doute, il est loisible de se laver les mains. Une fois la menace disparue elle reprendra ses droits. La bise est plus compromise dans la mesure où elle impose une proximité des visages et une difficulté plus grande à effacer les traces du contact en cas de crainte d’une éventuelle contagion. Et puis la bise s’accompagne souvent d’une légère incertitude (une fois, deux fois, trois, quatre ?) et elle impose une intimité qui n’est pas toujours de mise. Des femmes se réjouissent déjà de sa suspension, lassées par exemple dans leur travail des bises récurrentes de leurs collègues masculins à leur arrivée et à leur départ de leur bureau. De même la distance physique s’effacera, elle est difficile à assumer, trop éloignée de nos usages. Et elle est parfois source de tensions.

L’existence implique en permanence le contact qui donne chair à l’individu. Non seulement le toucher mais aussi le contact au sens social du terme. Quand on parle d’un orateur qui a un bon contact avec son public, on métaphorise dans un vocabulaire tactile et cutané une relation sociale propice. Avoir la peau dure protège de l’adversité, à la différence de celui qui est à fleur de peau et réagit aux événements avec une sensibilité exacerbée. De manière élémentaire on est bien ou mal dans sa peau. Un inconscient de la langue insiste sur le fait que l’état de la peau est un indice de l’état psychique, un révélateur du rapport au monde, elle mesure la qualité de contact. Et celui-ci est mis à mal par les impératifs de prévention qui exige la mise à distance de l’autre ou des précautions draconiennes pour toucher même ceux qui nous sont les plus proches, si nous revenons du dehors, là où sont tapis tous les dangers.

Mais plus encore nos échanges quotidiens sont mis à mal par le port du masque qui défigure le lien social et uniformise les visages en les rendant anonymes. Cette dissimulation du visage ajoute au brouillage social et à la fragmentation de nos sociétés. Derrière les masques nous perdons notre singularité, mais aussi une part de l’agrément de l’existence de regarder les autres autour de nous. Le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle9. Entrer dans la connaissance d'autrui implique de lui donner à voir et à comprendre un visage nourri de sens et de valeur, et faire en écho de son propre visage un lieu égal de signification et d'intérêt. La réciprocité des échanges au sein du lien social implique l’identification et la reconnaissance mutuelle des visages, support essentiel de la communication. Les mimiques indiquent la résonance de nos paroles, elles sont des régulateurs de l’échange. Nul espace du corps n'est plus approprié pour marquer la singularité de l'individu et la signaler socialement. La valeur à la fois sociale et individuelle qui distingue le visage du reste du corps se traduit dans les jeux de l'amour par l'attention dont il est l'objet de la part des amants. Il y a dans le visage de la personne aimée un appel, un mystère, et le mouvement d’un désir toujours renouvelé. Mais il en va de même de la contemplation de nos proches, le visage est le chiffre rayonnant de leur présence. Légitime au plan de la santé publique dans le contexte du coronavirus, le masque abime les relations sociales et prive les individus de l’agrément du visage des autres. Le prix à payer est considérable10.

Sans visage pour l’identifier n’importe qui est dans la possibilité de faire n’importe quoi, la confiance en sera sans doute ébranlée. Un individu masqué devient un invisible, n’ayant plus de compte à rendre à personne puisque nul ne saurait le reconnaître. Le front et les yeux ne suffisent pas pour l’identifier dans une foule où chacun porte le même masque. Pour fonder le lien social il faut la singularité des traits pour que chacun puisse répondre de soi et assumer sa présence devant les autres. Roger Caillois évoquait autrefois le masque comme « ce qui reste du bandit ». On peut en effet penser que le port du masque facilite les rapports de force, le harcèlement, les incivilités. L'effacement du visage grâce à ce stratagème entraîne un sentiment propice à la transgression, au transfert de personnalité. Il libère des contraintes de l'identité et laisse s'épanouir les tentations que l’individu a coutume de refouler ou qu'il découvre à la faveur de cette expérience où il n'a plus de comptes à rendre à son visage. Il n’a plus à craindre de ne pouvoir se regarder en face et répondre de ses actes puisqu’il dérobe son visage à son attention et à celle des autres. Le pickpocket opère à visage découvert avec virtuosité, mais le port du masque démocratise le vol puisque quelques dizaines de mètres au-delà du lieu du larcin restitue son anonymat à l’agresseur fondu dans la foule des masques. Cette banalisation du masque qui induit un anonymat généralisé est une rupture anthropologique infiniment plus lourde de sens que la mise en question de la poignée de main ou de la bise. Même le sourire ne les remplacera pas puisqu’il n’y aura provisoirement plus de visage.

Pendant plusieurs mois dans les transports en commun, les commerces, les rues, seront fréquentés par des masques, et non plus des hommes et des femmes avec des visages pour les reconnaître et pour qu’ils répondent de ce qu’ils sont. Nous serons les uns aux autres des spectres anonymes sur les trottoirs car le front et les yeux ne suffisent pas à identifier un visage qui est tout entier une Gestalt. Ce puritanisme qui valorise à outrance les échanges à distance avec les technologies de l’information et de la communication dans l’espace privé, connexion sans corps, ni visage, sans présence, se prolonge sous une autre forme dans la rue où chaque passant se transforme en menace. Faudra-t-il trouver le moyen de ne plus sortir de sa chambre pour ne pas se compromettre avec l’impureté radicale de l’autre et de l’environnement ? Pourtant ce monde n’est pas celui de Blaise Pascal qui souhaitait préserver l’intériorité des séductions illusoires. Ce mode de confinement choisi derrière l’écran et derrière les masques sera bien ici celui du divertissement mais sans la présence physique de l’autre. L’individualisme occidental en arrive de plus en plus à ce que chacun fasse un monde à soi seul, sans l’encombrement de la présence physique inopportune des autres.

1 David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Auteur notamment chez le même éditeur de : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié).

2 Le Monde, 11 mai 2020, Coronavirus : « Le port du masque défigure le lien social ».

3 A. Camus A., La peste, Livre de poche, 1947.

4 B. Pascal, Les pensées, Livre de poche, 1936.

5 D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2018.

6 D. Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2016.

7 E. Canatti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966.

8 E. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1966.

9 D. Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 2013.

10 Op. Cit.

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