Ce texte est une retranscription d’une intervention de Tony Ettedgui au cours du séminaire 2019 du lundi animé par Jean-Richard Freymann. Séminaire de lecture de l’œuvre de Jacques Lacan : « Confrontations lacaniennes : Le moi, Le désir, La jouissance ».
Les citations de ce texte ont pour référence : S. Freud (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Le Seuil, 2011.
Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci est publié en 1910 à Leipzig. Freud n’y fera que deux ajouts lors de la publication de la deuxième et de la troisième édition en 1919 et en 1923. Cet essai restera longtemps son ouvrage de prédilection. Dans une lettre à Ferenczi en 1919 (soit 9 ans après, dans une lettre datée du 13 février ), Freud dira de ce texte qu’il est la seule belle chose qu’il ait jamais produite.
Dans cet essai, Freud s’efforce d’explorer l’inconscient de Léonard de Vinci en mettant en relation son destin pulsionnel, sa créativité d’artiste et les empêchements de l’expression de celle-ci, notamment du point de vue de l’inachèvement des œuvres d’art dont il est coutumier et sa vie amoureuse .
Dès le début de son essai, Freud nous dit qu’il n’a pas l’intention de « noircir ce qui rayonne » ou de « traîner le sublime dans la poussière » (extrait d’un poème de Schiller) mais bien au contraire de faire comprendre qu’il y a un lien entre le sublime et la poussière. Pour la psychanalyse, le sublime peut s’enraciner dans la poussière .
L’interprétation de cette fantaisie requiert la connaissance de quelques données biographiques. Léonard de Vinci est né à Vinci (en Toscane) le 15 avril 1452, il est mort à Amboise (Touraine) le 2 mai 1519. Il est le fils naturel de Ser Pietro da Vinci, notaire descendant d’une famille de notables, et de Caterina, vraisemblablement une paysanne qui fut plus tard l’épouse d’un habitant de Vinci. Il semble qu’il ait passé les premières années de son existence avec sa mère avant de rejoindre la maison paternelle à l’âge de 5 ans, le mariage de son père avec la noble Donna Albiera étant resté sans enfant.
Léonard de Vinci fut sans doute accueilli comme un fils par sa belle-mère, morte très jeune en couche. Considéré dès sa naissance comme un fils à part entière par son père, il ne fut pourtant jamais légitimé. Son père se marie quatre fois et lui donne dix frères et deux sœurs légitimes venus après lui. Léonard de Vinci quitte la maison paternelle pour entrer en formation dans l’atelier d’Andrea del Verrocchio. Son nom figure en 1472 sur la liste des membres de la Compagnia dei Pittori. C’est tout ce que l’on sait de son enfance.
Freud nous dépeint un Léonard de Vinci « grand », « un génie universel », « un homme d’une grande beauté », « d’une force physique inaccoutumée », « enchanteur » dans ses manières et maître du discours. Enjoué et aimable envers tous, portant volontiers « des vêtements fastueux ». Un homme « mystérieux », « énigmatique », étudiant la nutrition des plantes et construisant « des appareils » pour le moins curieux.
Végétarien, il avait une grande douceur de caractère, rendait la liberté aux oiseaux qu’il achetait au marché mais concevait des machines de guerre d’un terrible pouvoir de destruction pour César Borgia ou Ludovic Sforza (à la cour duquel, nous rappelle Freud, Léonard de Vinci s’était introduit comme joueur de luth).
Dans son traité de la peinture, il y a un passage où éclate son amour de la vie joyeuse et aisée, il compare la peinture aux autres arts et décrit les peines du sculpteur.
« Voilà qu’il s’est barbouillé tout le visage et l’a poudré de poussière de marbre au point de ressembler à un boulanger, et il est totalement couvert de menus éclats de marbre, si bien qu’on a l’impression qu’il a neigé sur son dos, et son logis est plein d’éclats de pierre et de poussière. C’est absolument le contraire de tout cela chez le peintre... ; car le peintre est confortablement assis en face de son œuvre, bien habillé, maniant le pinceau très léger avec les agréables couleurs. Il se pare de vêtements choisis selon son bon plaisir. Quant à sa demeure, elle est pleine de peintures aimables et d’une propreté éclatante. Il a souvent de la compagnie, musiciens ou lecteur de diverses belles œuvres, qu’on écoute avec grand plaisir sans fracas de marteau ni autre vacarme. »
Il est possible que ce tableau d’un Léonard radieux et joyeux de vivre ne réponde qu’à la première partie de la vie du Maître. Plus tard, quand la chute de Ludovic Sforza l’oblige à quitter Milan et à abandonner son champ d’action succède donc, en France « son dernier asile », un homme « instable », « peu riche en succès extérieurs ». Un homme dont « l’éclat de l’humeur pâlit », nous dit Freud, et dont l’intérêt se porte de plus en plus de l’art (peinture et sculpture ) vers la science.
Donc deux périodes : avant et après 1499, lorsqu’il part de Milan pour aller en France. L’intérêt croissant qu’il porte à la science, l’éloigne de son art et contribue à élargir l’abîme entre lui et ses contemporains. Toutes les expériences auxquelles il gaspille son temps, au lieu de peindre assidûment et de s’enrichir, comme son ancien condisciple le Pérugin, leur semblent amusements chimériques et lui valent même la suspicion de s’adonner à la magie noire.
C’est le temps où l’autorité de l’église ne connaît pas encore la recherche sans préjugés et Léonard de Vinci reste forcément isolé. Il s’éloigne des commentaires d’Aristote, nous dit Freud, et se rapproche des alchimistes méprisés, dans les laboratoires desquels il trouve asile en ces temps hostiles pour la recherche expérimentales. Cela fait que Léonard peint de moins en moins, laisse inachevées ses œuvres et s’intéresse peu à leur sort. Ses contemporains lui reprochent cette attitude qui demeure une énigme pour eux.
Sa lenteur proverbiale se manifeste dès le début de son œuvre, et notamment dans l’exécution d’un de ses chefs d’œuvre, La Cène, à tel point que selon Freud, c’est elle, cette lenteur, qui est la cause première de la détérioration si rapide de la fresque. En effet, Léonard ne peut se familiariser avec la peinture « al fresco », c’est-à-dire sur un support frais d’où l’expression française peinture à fresque qui requiert de travailler rapidement, tant que l’enduit est encore humide. Aussi, choisit-il des couleurs à l’huile dont la dessiccation lui permet de tirer en longueur l’achèvement de la fresque, selon l’humeur et à loisir.
Mais les couleurs se détachent de l’enduit sur lequel elles sont appliquées et qui les isole du mur ; les défauts du mur et les destins subis par ce lieu concourent à provoquer la détérioration inéluctable, semble-t-il, de la fresque.
Trois ans à peindre La Cène du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie voici ce qu’un contemporain, le nouvelliste Matteo Bandelli, un jeune moine qui vivait à cette époque dans le couvent, raconte : « Léonard montait souvent très tôt le matin sur l’échafaudage pour ne plus lâcher le pinceau avant le soir, sans penser à manger ni à boire. Puis des journées s’écoulaient sans qu’il y touche, et il lui arrivait parfois de passer des heures devant sa peinture en se contentant de l’examiner et de l’évaluer de l’intérieur de lui-même. »
Quatre ans pour le portrait de Mona Lisa, femme de florentin Francesco del Giocondo, sans pouvoir le terminer, ce qui confirme le fait que ce tableau, La Joconde, ne fut jamais livré au destinataire, mais resta chez Léonard qui l’emporta en France. Acheté par François 1er, il se trouve aujourd’hui au Louvre.
De cette lenteur proverbiale de cette « inactivité et indifférence » de ce détournement de l’intérêt de Léonard pour la peinture au profit d’un autre intérêt a priori étranger, Freud en fait le symptôme d’une inhibition.
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Il y avait chez lui un froid refus de la sexualité. En témoigne cette déclaration citée par Solmi :
« L’acte de procréation et tout ce qui s’y rattache est si répugnant que l’humanité s’éteindrait bientôt s’il ne s’agissait là d’une coutume traditionnelle et s’il n’y avait pas encore de jolis visages et des prédispositions sensuelles. »
Freud nous décrit un Léonard de Vinci chaste et abstinent et tel point qu’il est même « douteux que Léonard de Vinci ait jamais étreint amoureusement une femme » et du reste on n’a pas connaissance non plus, précise Freud, d’une relation intime d’âme à âme avec une femme.
On sait seulement que pendant son apprentissage il fut dénoncé pour commerce homosexuel mais bénéficia d’un non-lieu. Maître, il s’entoura de beaux garçons qu’il prit pour élèves. Néanmoins, il est peu probable que ces relations « aboutirent » à une activité sexuelle.
D’ailleurs, c’est au dernier de ses élèves, Francesco Melzi, qui l’avait accompagné en France et qui resta près de lui jusqu’à sa mort, qu’il légua son héritage.
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C’est, nous dit Freud dans un extrait d’un texte de ses conférences florentines, que Léonard nous livre « la clé de son être » et il nous cite un passage de ses conférences : « Aucune chose ne se peut aimer ou haïr si l’on n’en a pas d’abord connaissance. »
Commentant cette phrase de Léonard de Vinci, Freud aboutit à la conclusion que Léonard n’a pu vouloir dire que ceci : « On devrait aimer d’une telle façon qu’on retienne l’affect, qu’on le soumette au travail de la pensée et qu’on ne lui donne pas libre cours avant qu’il n’ait subi l’examen par la pensée. »
Cela ne voulait pas dire que Léonard était dépourvu de passion. Il n’avait fait que transformer la passion en besoin de savoir. C’est là que Freud voulait en venir.
Freud est aussi frappé par l’hypertrophie de la pulsion du savoir dans cette vie et il tient pour plausible que Léonard a dû détourner la plus grande partie de son énergie sexuelle à son service. Il voit donc dans Léonard un cas typique de refoulement et de sublimation de la libido. L’investigation devient un substitut de l’activité sexuelle, ce qui lui donne cette infatigable avidité de savoir. Freud l’explique ainsi : « Cette sublimation a dû se mettre en place vers l’âge de trois ans au moment où les enfants mènent une recherche condamnée à être décue, celle concernant leur origine et leur différence de sexe. »
Il en résulte, après ce que l’on peut appeler une première véritable expérience « d’autonomie intellectuelle », une énorme frustration, dit Freud. L’enfant ne pardonnera jamais aux adultes de l’avoir privé de la vérité ; et par la suite intervient ce que Freud appelle le refoulement.
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À partir d’un souvenir d’enfance griffonné sur un papier et inséré dans l’un des manuscrits scientifiques. Freud va estimer que Léonard peut lui révéler le sens de son symptôme. Voici ce qu’il a écrit : « Il semble que j’étais déjà prédestiné à m’occuper du vautour avec tant de soin car il me vient à l’esprit comme un souvenir très précoce qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche avec sa queue et heurté plusieurs fois les lèvres de cette même queue. »
Souvenir d’une nature très déconcertante nous dit Freud. Cette fantaisie du vautour va libérer peu à peu son sens. Pour Freud, elle est l’expression d’un fantasme homosexuel révélant une fixation à la mère. La queue, coda, est en effet le membre viril en italien. C’est aussi la réminiscence d’une jouissance intense de la succion du sein maternel. Freud en conclut qu’il s’agit d’un fantasme de fellation, d’un acte sexuel à caractère passif.
Pourquoi dans la fantaisie la mère est remplacée par un vautour ?
Freud commet ici une erreur, car dans le texte écrit en italien, langue maîtrisée par Freud, il est question d’un milan (nibio). L’interprète avait sans doute besoin du vautour pour se faciliter la tâche mais il y a bien d’autres explications. Freud est aussi un grand connaisseur de l’Égypte et dans les pictogrammes égyptiens, la déesse Mout – dénomination très proche de Muter en allemand – était représentée par une tête de vautour. Cet oiseau est un symbole de la maternité car on croyait que les vautours étaient des femelles fécondables par l’action du vent.
Léonard pouvait très bien connaître cette légende car les Pères de l’Église l’utilisent pour justifier la parturition de la Vierge Marie fécondée par le vent, c’est-à-dire par le souffle du Saint-Esprit. Freud suppose que lorsqu’un jour, Léonard lut cette histoire, surgit en lui le souvenir qu’il était comparable à un enfant vautour. Lui aussi avait été privé de son père pendant des années où il avait vécu auprès de sa mère, seul et abandonné. Tel est sans doute le contenu mnésique réel de sa fantaisie et la question est désormais de savoir si ce contenu a été réélaboré en situation homosexuelle.
La mère que l’enfant tète est transformée en vautour qui agite sa queue dans la bouche de l’enfant. Freud rappelle que chez les homosexuels masculins, il y a dans la première enfance, un lien très intense avec une femme, généralement la mère, et Freud d’achever la traduction de la fantaisie de Léonard, témoignage supplémentaire de la précocité dans sa recherche sexuelle : « Au temps où ma tendre curiosité se portait sur la mère et où je lui attribuais encore un organe génital tel que le mien. » et de le citer : « Par cette relation érotique à la mère, je suis devenu homosexuel. » Puis Freud s’en prend à la mère : « Ainsi, à la façon de toutes les mères insatisfaites, mit-elle son jeune fils à la place de son mari et lui ravit-elle par une maturation trop précoce de son érotisme une part de sa virilité. »
Le sourire comme recherche de l’objet perdu.
Cette mère dont la réminiscence devient obsessionnelle dans les années où il peint La Joconde est omniprésente. Ce sourire est devenu caractéristique des œuvres de Léonard. Un sourire immobile sur les lèvres étirées aux extrémités relevées, on le dit léonardesque par excellence. Par la suite, tous les visages qu’il dessine portent ce sourire qu’il a inventé et qui, d’après Freud, lui rappelle certainement ce sourire perdu, mystérieux, ensorcelant que possédait sa mère et qui le captive lorsqu’il le retrouve chez Mona Lisa.
Léonard a donc rencontré l’objet qu’il n’a cessé ensuite de vouloir retrouver dans sa peinture.
Si La Joconde est un tableau sur la féminité, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne est un tableau sur la maternité. Léonard peint sainte Anne avec sa fille Marie et son petit-fils. Freud y retrouve l’histoire de Léonard, le tendre attachement pour lui de sa grand-mère paternelle et de sa mère se retrouve dans ce tableau. Léonard est identifié à l’Enfant Jésus, entouré de ces deux femmes. Il est là ce sourire, sur les lèvres de Sainte Anne et de la Vierge, sourire qui exprime une grande tendresse et une paisible béatitude.
Léonard traite le traumatisme de la séparation précoce d’avec sa mère en dessinant le sourire de ravissement des deux mères comblées par le même enfant. Il refoule la violence et la tristesse qu’a dû subir sa mère au moment de le confier aux soins d’une autre femme. Léonard parvient à sublimer les données de son enfance en faisant advenir ce qui n’a jamais eu lieu. « Le pinceau de Léonard ne recrée pas le souvenir de la mère, il le crée comme œuvre d’art. La mère et ses baisers existent pour la première parmi les œuvres offertes à la contemplation des hommes (Paul Ricœur).»
C’est en ce sens que Freud a pu dire que « Léonard a désavoué et surmonté, par la force de l’art, le malheur de sa vie d’amour en ces figures qu’il créa ».
Ainsi l’œuvre d’art est à la fois le symptôme et la cure. Léonard ne put aimer qu’à travers ses tableaux, tout en ne pouvant s’empêcher de les délaisser.
La psychanalyse, quant à elle, ne nous explique pas pourquoi Léonard fut un artiste ; du moins, elle nous rend compréhensibles les manifestations et les limitations de son art. Il semble bien que seul un homme ayant vécu l’enfance de Léonard aurait pu peindre La Joconde, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne et réserver à ses œuvres un si triste destin…