Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.
La Chose, une perte qui devient l’objet d’une recherche
[71] L’expérience freudienne est une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. Introduite déjà en 1895 dans un brouillon adressé à son ami Wilhelm Fliess et que Freud a toujours refusé de publier (« l’Esquisse d’une psychopathologie »), la Chose, das Ding, remplit la fonction de pivot dans ce renversement des fondements de la loi morale. Et c’est dans le texte « die Verneinung » (La dénégation) publié en 1925 que cette révolution est due au décentrement imposé par le principe du plaisir, un décentrement de la Chose au profit du moi : « Nun handelt es sich nicht mehr darum, ob etwas Wahrgenommenes (ein Ding) ins Ich aufgenommen werden soll oder nicht, sondern ob etwas im Ich als Vorstellung Vorhandenes auch in der Wahrnehmung (Réalität) wiedergefunden werden kann1» (Maintenant, il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être admis ou pas dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi en tant que représentation peut être retrouvé dans une perception).
Donc objet d’une re-cherche mais pas en tant qu’objet à réintégrer parce que la première Chose n’a jamais été à l’intérieur : « cet objet n’a en somme jamais été perdu2 » et qu’elle ne sera jamais un objet saisissable par le langage. Pour Lacan, elle deviendra le phallus, le signifiant du manque : « J’ai dit chose, je n’ai pas dit objet, pour autant qu’il s’agit de quelque chose de réel, de non encore symbolisé, mais qui est en quelque sorte, en puissance de l’être. C’est, pour tout dire, ce que nous pouvons appeler, au sens diffus, un signifiant3 ». C’est dans la présentation du second principe au chapitre « Das Erkennen und das reproduzierte Denken » (le reconnaître et le penser reproduisant) de l’Esquisse qu’apparaît le processus de pensée qui cherche dans la perception un objet correspondant à une représentation mémorisée. Pour cela il lui faut distinguer les invariants (sur lesquels se fondera le jugement de reconnaissance) des autres éléments de la perception qui varient en fonction des circonstances (par exemple d’une part l’image du sein, le contact buccal, le goût du lait et la sensation de plaisir qui sont perçus lors de chaque tétée par le nourrisson, et d’autre part les lieux, gestes et paroles afférents qui peuvent varier).
« Par la suite la langue instituera le terme de jugement pour désigner cette décomposition et trouvera la ressemblance qui se pose en effet entre le noyau du Ich et l’élément de perception constant [d’une part, et] entre les investissements changeants dans le pallium et l’élément inconstant [d’autre part] ; elle nommera le [premier] la Chose et [le second] son activité ou sa propriété, bref son prédicat4».
Parmi les fractions variables, certaines pourront évoquer des éléments mémorisés au sein d’un autre ensemble, par exemple les mouvements d’une main que le nourrisson peut comparer à la vue de ses propres mains et les interpréter par analogie ; par contre les éléments invariants et qui ne peuvent être par analogie resteront d’une certaine façon étrangers, irréductibles et formeront la Chose, une sorte de précurseur de l’objet.
Freud confirme plus loin : « par ce moyen, les complexes de perception se séparent en une partie constante, incomprise, la Chose, et en une partie changeante, compréhensible, la propriété ou mouvement de la Chose 5. »
Lacan dira de cette partie constante et incomprise : « Vous ne serez pas étonnés que je vous dise qu’au niveau des Vorstellungen, la Chose non pas n’est rien, mais littéralement n’est pas- elle se distingue comme absente, étrangère6. »
C’est donc le principe de plaisir qui, gouvernant le retour à l’état antérieur, en vient à faire rechercher sous la forme d’un objet ce qui n’était pas encore un objet, créant ainsi le concept d’objet. Mais la tendance à revenir à l’état antérieur n’est pas une route ou un cap à suivre, il s’agit tout au plus d’une dérive le long d’une « isostime » dira Lacan plus tard (une trajectoire à stimulus constant) : « Le principe du plaisir ne guide assurément vers rien, et moins que tout vers la ressaisie d’un objet quelconque7».
Primitivement, avant que le sous-système psychique Ψ apparaisse, une réaction motrice simple et directe (nommons-la action réflexe) était le mode de régulation du niveau de tension, du maintien de l’homéostase nécessaire au corps : c’est la fonction du sous- système φ, le lieu du principe de plaisir. Il s’agit d’une simple boucle d’asservissement de retour à l’équilibre antérieur, qui fonctionne à condition que capteurs et effecteurs (ici les muscles) soient opérationnels dès la naissance, ce qui n’est plus le cas pour l’espèce humaine. L’immaturité motrice néonatale est le prix payé pour l’accroissement prodigieux de l’encéphale doit être compensée par les possibilités nouvelles dues à l’augmentation de la capacité de traitement du système nerveux : faute de pouvoir agir, il va falloir penser, et c’est la fonction du système ψ, le lieu du principe de réalité, le lieu du processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse, et donc le lieu des représentations qui permettent ce pas supplémentaire vers l’abstraction.
Abstraction indispensable pour chercher et trouver une réponse spécifique, c’est-à dire mieux adaptée (y compris aux capacités motrices du moment) que le déclenchement de l’action réflexe assurée par le système φ. Mais le pouvoir de re-présentation repose sur la mémorisation ce qui ouvre la possibilité de réactiver une perception enregistrée qui peut alors être confondue avec une perception actuelle, nommons cela hallucination. Par exemple pour l’homéostase du corps, Lacan dit : « L’équilibre des humeurs intervient, mais comme ordre de stimulation venant de l’intérieur 8[du système nerveux]. » Ainsi, les nouvelles capacités du système nerveux et l’isolement décrit par Freud de ce dernier, par une homéostase distincte de l’homéostase générale, ont changé la donne : coupé de la réalité, il pourrait privilégier sa propre homéostase au détriment de celle de l’organisme (par exemple en hallucinant l’équilibre au lieu de le rétablir), ce qui serait fatal aux deux. Il lui faut donc distinguer réalité et hallucination. « C’est bien ainsi que s’exprime Freud – il y a des stimulations qui viennent de l’intérieur du système nerveux – et qu’il compare aux stimulations extérieures9. » D’où la nécessité d’un troisième sous-système psychique dans la construction freudienne, le système ω fournisseur d’indices de réalité (Qualitätszeichen) permettant au système ψ de distinguer (dans certaines circonstances seulement !) une « vraie » perception venant de l’appareil sensitif (organes sensoriels et capteurs internes de paramètres biologiques) d’une perception venant de l’intérieur du système nerveux (perception que l’on peut dire hallucinée car fondée sur des éléments mémorisés). Il incombe alors au système ψ de juger s’il laisse le processus primaire aboutir à la décharge motrice réflexe ou si, au nom du principe de réalité, il fait l’économie d’une décharge inutile ou déplaisante. Mais en cas d’inhibition de la décharge motrice inefficace, une action motrice spécifique doit nécessairement être élaborée ; c’est le processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse.
L’Esquisse est donc à comprendre comme « la théorie d’un appareil neuronique par rapport auquel l’organisme reste extérieur10 », un appareil neuronique pour lequel l’intérieur et l’extérieur de l’organisme constituent une seule et même face, qui a donc la structure topologique d’une bande de Moebius. Lacan l’avait déjà suggéré dans une leçon précédente : « Il est évident pour nous que cet appareil est essentiellement une topologie de la subjectivité – de la subjectivité pour autant qu’elle s’édifie et se construit à la surface d’un organisme11. »
Il confirmera plus tard : « Le Real-Ich [le Ich de l’Esquisse] est conçu comme supporté, non par l’organisme entier, mais par le système nerveux [en tant qu’il fonctionne comme un système destiné à assurer une certaine homéostase des tensions internes]…Je souligne les caractères de surface de ce champ [le champ freudien] en le traitant topologiquement et en tentant de vous montrer comment le prendre sous la forme d’une surface répond à tous les besoins de son maniement12. »
Parenthèse : La douleur serait-elle l’impossibilité d’une décharge motrice efficace ?
L’effraction sensorielle (lorsque, comme dit Freud, la voie de conduction est trop étroite pour canaliser toute l’énergie et que cette dernière déborde et diffuse dans d’autres voies nerveuses) transforme l’excès de quantité d’énergie en excès de complexité : trop de circuits sont activés et aucune réponse motrice appropriée ne peut s’en dégager ; c’est l’état douloureux qui ne doit pas « être pris purement et simplement dans le registre des réactions sensorielles13 ».
Autrement dit, la douleur n’est pas une sensation qui cause une paralysie mais elle est au contraire la perception de l’impossibilité, du manque de réponse motrice capable d’abaisser la tension. La proximité dans l’axe spinal, signalée par Lacan, des relais des nerfs moteurs et de ceux des nerfs sensitifs de la douleur permet cette hypothèse : « Peut-être nous devons concevoir la douleur comme quelque chose qui dans l’ordre d’existence, est peut-être comme un champ qui s’ouvre, précisément, à la limite où il n’y a pas la possibilité pour l’être de se mouvoir. »
N’a-t-on pas observé en rhumatologie par exemple, un changement radical dans les prescriptions concernant certaines affections ? Là où étaient prônés le repos et l’immobilité sont désormais recommandés une mobilisation des articulations, dans la limite de la douleur tolérée par le malade.
Suivons encore Lacan avant de refermer cette parenthèse : en architecture, le style flamboyant de l’ère baroque ne serait-il pas une marque de la tendance de cette époque vers le plaisir et de la volonté de s’extraire d’une certaine rigidité ? Alors, que penser de cette famille des maladies cancéreuses caractérisées par la prolifération anarchique de cellules dites indifférenciées, qui ne se satisfont pas d’un cadre organique ni d’une régulation supra- organique ? Ces maladies dont la science ne peut trouver ni cause ni remède, auxquelles sont couramment associés des vocables tels que multiplication, désordonné, essaimage, flambée, anarchique, poussée, explosion, bourgeonnement, chou-fleur, etc. ? Quel indicible ces corps malades de notre époque expriment-ils ainsi ?
Les Vorstellungen (représentations) gravitent entre perception et conscience
Etymologiquement, elles sont ce qui est « placé devant », ce qui donne une apparence à une chose sans être la chose, une enveloppe, une coquille vide ou encore une poignée de valise. Comment pourrait-il en être autrement si elles sont l’effet des perceptions sensorielles ? Elles logent dans les couches de mémorisation (Er-Innerung) dessinées par Freud dans la Traumdeutung, séparées des perceptions en amont et de la conscience en aval, et manipulées par les processus inconscients de pensée (rappelons-le, la pensée est inconsciente !) selon les lois de la condensation (la métaphore) et du déplacement (la métonymie). C’est là que s’insère ce qui fonctionne selon la loi du principe du plaisir et que se trouve donc structurée cette trame opératoire dont le substrat est régi par les lois bio- électriques du système neuronal et qui sera nommée structure du signifiant.
Les Wortvorstellungen (représentations de mots), un pas vers le signifiant
« Les Wortvorstellungen [des mots dans le préconscient] instaurent un discours qui s’articule sur les processus de la pensée14 ».
Issues d’une catégorie particulière de Sachvorstellungen (représentations de choses), celles dérivées des perceptions auditives, elles ont sur les autres l’immense avantage de pouvoir être à la fois hallucinées et projetées, hallucinées par le système nerveux et projetées dans le réel par le corps via la phonation (le cri du nourrisson est son premier mot, la première action spécifique efficace qu’il effectue ; pendant les premiers mois, le cri sera la forme rudimentaire sous laquelle se manifeste la nécessité vitale du langage pour les humains). Tel un harpon lancé à l’aveugle, ce premier cri ramène dans son mouvement de retour la sollicitude du Nebenmensch (l’être-humain-proche, en général la mère dans cette situation), avec son « Che vuoi ? Que veux-tu ? » et son aide spécifique, ce qui a pour « effet de porter par sa réponse le cri de l’enfant à la puissance de la demande15 ».
La conscientisation nécessite une liaison entre Wortvorstellung (représentation de mot préconsciente, WV) et Sachvorstellung (représentation de chose inconsciente, SV). Marcel Ritter écrit : « Ainsi la représentation consciente (die bewusste Vorstellung, V) comprend la représentation de chose (die Sachvorstellung) plus la représentation du mot afférent « plus der zugehörigen Wortvorstellung), ce que l’on pourrait écrire : V(cs) = SV[ics] + WV[pcs]. Quant à la représentation inconsciente, elle est la représentation de chose seule, ce qu’on pourrait écrire V(ics)= SV16». Cette liaison est établie au lieu du préconscient où se constitue un discours dominé par les affects des représentations de choses, discours singulier articulé en une chaîne signifiante inconsciente et définitivement résistante au déchiffrage linguistique (Lacan parlera vers la fin de son enseignement de l’inconscient réel). Ce qui parvient à la conscience est la perception d’une chaîne de mots (WV) mais le plus souvent avec une signification fallacieuse qui n’a aucun rapport avec le sens réel qui a présidé à leur enchaînement ; cette signification fallacieuse est celle déjà dénoncée par des philosophes avant Lacan, celle qui prétend découler d’un raisonnement antérieur à la motion issue d’un moi tout aussi illusoire, alors qu’elle n’est qu’une justification a posteriori, souvent bancale, d’une inclination dont les ressorts restent cachés, inconscients : « Ce bavardage par lequel nous nous articulons en nous-mêmes, nous nous justifions, nous rationalisons pour nous-mêmes dans telle ou telle circonstance, le cheminement de notre désir17. »
Freud ne s’intéresse pas au fonctionnement de ce système producteur de discours peut-être parce qu’il est trop dépendant de l’histoire d’un sujet en particulier, mais il cherche dans les rêves les invariants et la structure qui en révèlent « les lois les plus fondamentales du fonctionnement de la chaîne signifiante18 ». Par ailleurs, le graphe de Lacan, le duplex du langage qui sépare les niveaux de l’énoncé et de l’énonciation, distinguant ainsi la fonction du discours (l’articulation effective d’un discours) et la fonction de la parole, permet de voir que la dénégation (Verneinung) est l’affleurement dans le discours d’un refoulement (Verdrängung) sous-jacent, inconscient.
L’exemple de l’ambigüité ou de la redondance du « ne discordanciel » dans certaines formes négatives telles que « je ne dis pas que… » ou « Non, je ne te hais point » ou encore « je crains qu’il ne vienne » trahit une discordance entre les deux lignes interprétatives (énonciation et énoncé) d’un même texte et par là, la division en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. C’est que le langage ne peut saisir la négation pure de la logique formelle car il y a une contradiction irréductible entre le fait de nommer la chose (c’est-à dire la faire venir à l’existence) pour dire qu’elle n’existe pas. Ces formes de négations ambiguës se caractérisent par la présence de deux éléments négateurs apparemment redondants. Les grammairiens Jacques Damourette et Edouard Pichon écrivent : « Les phénomènes exprimés par les verbes ne seront niés – autant du moins que la langue française est capable de les nier – que par la convergence de la notion de discordance [portée par le « ne », placé en général dans une proposition subordonnée] et celle de forclusion 19 [portée par les vocables tels que rien, jamais ou pas]. » Ils concluent « que la notion de négation est en réalité absente de la pensée-langage du français […] »
Marcel Ritter détaille les usages que fait Freud des différents termes concernant la représentation et corrige au passage une erreur de traduction de Lacan20. La Vorstellungsrepräsentanz (VR, le représentant de la représentance, qui deviendra le signifiant chez Lacan) c’est une représentation comprenant elle-même une représentation et une énergie psychique (Affektbetrag), à savoir un couple séparable, ce qui permet un destin de refoulement différent pour chaque partie. Les grammairiens déjà cités par Lacan avaient souligné que la Vorstellung est quelque chose d’essentiellement décomposé :
« Le caractère affectif est ce qui unit le langage au cri inarticulé, mais c’est le caractère représentatif qui l’en distingue. Car il n’y a pleinement langage lorsque les sons émis par le locuteur sont interprétés par l’allocutaire comme représentant la réaction du locuteur à un fait21. »
Les niveaux de la topique freudienne hébergent chacun un type de représentants liés horizontalement (à l’intérieur de leur couche) mais aussi verticalement, dans la traversée allant de l’inconscient vers le conscient. D’où il vient que la forme consciente qui est venue à la surface révèle quelque chose du fond inconscient. Dans chacune de ces couches, le bannissement de l’un de ses ressortissants (sa négation, ou sa néantisation) prend une forme spécifique :
- L’évitement (Vermeidung) pour les SV dans l’inconscient, prélude à la forclusion (Verwerfung) par l’impossibilité de construire un signifiant sur cette base fuyante ;
- La dénégation (Verneinung) pour les WV (mots) du préconscient ;
- Le refoulement dans l’inconscient (Verdrängung) pour les VR (signifiants) du conscient.
Une autre façon d’approcher cette dualité du signifiant est encore proposée en 1964 par Lacan : « Il y a donc […] affaire de vie et de mort entre le signifiant unaire, et le sujet en tant que signifiant binaire, cause de sa disparition. Le Vorstellungsrepräsentanz, c’est le signifiant binaire. Ce signifiant vient à constituer le point central de l’Urverdrängung [… le refoulement premier], le point d’attrait, par où seront possibles tous les autres refoulements […] au lieu de l’Unterdrückt, de ce qui est passé en dessous [de la barre de la signification] comme signifiant22. »
L’Autre de l’Autre, un lieu sans réel
La place, le lieu du trésor des signifiants, est ce qui réunit et contient les signifiants en vrac, maintenus à distance les uns des autres pour que certains puissent être élus puis articulés entre eux pour former une chaîne signifiante (à propos de cette synchronie primitive des signifiants, Lacan s’interroge sur le nombre minimal de signifiants nécessaires pour faire système et suggère qu’il en faut au moins quatre). Mais n’accèdent à ce lieu que des VR fondés sur des SV, c’est-à dire ancrés dans le réel par une interaction avec le corps sensitif, à la manière d’un point de capiton. Sans interaction, pas de symbolisation possible à cet « endroit » du réel et pas de signifiant y correspondant ; la place vide – le trou – contraindra le sujet à un effort permanent de significantisation compensatoire à cet endroit du grand Autre. Une éventuelle décompensation rendra apparente la psychose latente passée inaperçue jusque-là. L’en-dehors de cette place où reste le terme refusé est la place de l’Autre de l’Autre, mais elle n’a aucune correspondance dans le réel. C’est avec la représentation topologique, par l’opposition du lieu du trésor (l’Autre) à ce qui n’est pas ce lieu (l’Autre de l’Autre qu’on ne peut trouver nulle part dans le réel) que peut s’approcher le rapport au réel et la signification du principe de réalité.
Le principe de réalité, agent de la loi externe
Quand le processus primaire est dévié de son cours normal sous l’effet du principe de réalité, c’est que ce dernier, tout en restant au service du principe du plaisir, fait droit à une loi encore plus forte que celle de l’homéostase vitale ; une loi externe que l’organisme a appris à connaître et à respecter. Lacan nous rappelle qu’une grande partie des forces du principe de réalité résident dans le surmoi (ÜberIch), et que le fondement de cette instance dite morale est la loi primordiale de l’inceste.
L’interdiction de l’inceste
Des auteurs comme Diderot ou Rousseau avaient montré le désir d’inceste comme le désir le plus essentiel et le plus fondamental ; c’est que la mère a occupé la première la place de das Ding (la Chose) ! Même si la loi fondamentale que prend à son compte l’ÜberIch (le surmoi) se formule comme l’interdiction de l’inceste, ce n’est en réalité pas l’interdiction de coucher avec un des parents qu’elle énonce, c’est l’impossibilité pour le garçon comme pour la fille de retrouver l’état premier d’indifférenciation avec la mère, c’est l’impossibilité de comprendre par analogie (comme pour le mouvement des mains) cette partie définitivement étrangère de la perception appelée das Ding, la Chose ou… objet. La renonciation à la fusion avec la mère est à l’origine une condition d’entrée dans le langage, le prix de la subjectivation (la bourse ou la vie !), mais l’interdiction du retour est ensuite prise en charge inconsciemment par le sujet lui-même car elle est devenue pour lui, depuis son avènement, la condition de son existence. « C’est dans la mesure même où la fonction du principe de plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais ce qu’il ne saurait atteindre, c’est là que gît l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste. C’est pour autant que le désir pour la mère […] ne saurait être satisfait, parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande qui est justement celui qui structure le plus profondément […] l’inconscient de l’homme23. ». La proposition lacanienne vaut autant pour le garçon que pour la fille, la castration consécutive à l’externalisation définitive d’une Chose aussi précieuse que la mère n’est pas une question de mutilation sexuelle mais de langage et de subjectivation. La conformation mâle ou femelle du corps, hôte du futur sujet, ne joue qu’au second ordre, comme une coloration plus ou moins phallique du sujet issu de cette castration originelle, coloration que la logique du signifiant a réduite à deux couleurs opposées l’une à l’autre : masculine ou féminine. Elles correspondent en fait à tout phallique (une des couleurs du spectre) et pas-tout phallique ( toutes les autres couleurs du spectre, d’où le fameux « La femme n’existe pas »).
Voyons alors que Claude Lévi-Strauss explique l’interdit père-fille par l’obligation de pactes et d’échanges avec les autres familles, clans, tribus ou sociétés (plus tard Lacan verra dans cette pratique une transaction dans laquelle la femme est le support d’une valeur d’échange qui est la jouissance masculine, phallique donc) et qu’il n’explique pas pourquoi le fils ne couche pas avec la mère (les risques de la consanguinité ne semblent pas suffisants pour justifier l’interdiction de l’endogamie).
Le Décalogue, un exposé des effets aliénants du langage ?
Les lois du Décalogue ayant forme d’une liste d’interdits semblent à première vue réglementer la vie sociale, mais force est de constater qu’elles sont violées en permanence par chacun. Ne seraient-elles pas au contraire un exposé des inévitables « effets collatéraux » du langage dans les relations intersubjectives ? Un exposé ayant valeur d’avertissement sur le tribu exigé par le langage de la communauté humaine qu’il a formée ? Lacan parle du « caractère d’immanence préconsciente des dix commandements » ; il ne s’agit pas de lois choisies par les humains, mais de commandements dictés par la nature du langage lui-même :
« Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent… ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible24. »… « L’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole25». Lacan termine la leçon en renouvelant son avertissement à l’encontre du monde scientifique de la physique moderne : « A la place de l’objet impossible à retrouver au niveau du principe du plaisir, il est arrivé [à la fin du XVIIIe siècle] quelque chose qui … se présente sous une forme complètement fermée, aveugle, énigmatique – le monde de la physique moderne26. »
Comment ne pas faire lien avec un des destins de la pulsion lors de la traversée du complexe d’Œdipe, celui de la sublimation scientifique ?
1. S. Freud, Gesammelte Werke, Die Verneinung, Frankfurt am Main, Fischer, 1999, Bd XIV, s. 13.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 72.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 408.
4 S. Freud, Esquisse d’une psychologie (Traduction Susanne Hommel +..) Paris, érès, 2011, p. 79.
6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 78.
7 J. Lacan, Le Séminaire, La logique du fantasme, Leçon du 1er mars 1967, Inédit.
8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 73.
9 Ibid.
11 Ibid., p. 51.
12 J. Lacan, Le Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 185.
13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 74.
15 J.-P. Dreyfus, J.-M. Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est ce que c’est ?,tome 1, Paris, érès, 2106, p. 269.
17 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 76.
19 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 129.
20 JP Dreyfus, JM Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est-ce que c’est ?, op. cit., p. 258.
21 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 77.
22 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 243.
23.C’est bien ce renversement du fondement de la loi morale que Freud nous montre en exhibant le principe du plaisir, signifiant par-là « qu’il n’y a pas de Souverain Bien – que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien ».