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Séminaire de Lacan "Le désir et son interprétation" - Commentaire de la leçon du 29 avril 1959

par Claude OTTMANN, 7 septembre 2018

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji.

Séminaire de lecture : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation

Leçon du 29 avril 1959

« Pour nous, la dignité (…) de cet être [d’homme] ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle. La coupure est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolisme comme tel1. »

Rappelons que, voulant quitter la position de « seulement être le phallus de la mère », le sujet s’est à son origine désigné par ce qu’il n’est pas. De ce fait l’objet (a), partie imaginaire de soi gagée dans l’auto-désignation, porte en lui la signification de la coupure, d’une séparation mutilante et irrémédiable. Il se présente sous trois espèces : l’objet prégénital, le phallus et le délire.

  • Le sein et les fèces sont deux formes prégénitales de l’objet (a) spécifiques respectivement des stades oral et anal, correspondant à deux coupures différentes. La première évoque le sevrage arbitraire, la seconde est marquée par la demande de l’Autre faite au sujet de se couper lui-même de ce qu’il rejette.
  • Au stade phallique, la coupure culmine avec le phallus porteur à la fois de la mutilation imaginaire et de la castration symbolique, coupure qui instaure… « le passage à une fonction signifiante2 » (c’est aussi la trace de la mutilation rituelle dans un rite d’initiation, qui signifie le passage d’un état premier à « une puissance d’être supérieure »).
  • Viennent ensuite la forme vocale de l’objet (a) et la forme scopique. Dans la forme vocale de l’objet (a) – le délire –, la voix se présente comme articulation pure, réduite à sa forme la plus tranchante, où la coupure se manifeste dans les syncopes de la phonation faisant surgir des appels à la signification ; le sujet tout entier s’engouffre dans cette signification qui le vise car « c’est au niveau de la coupure, de l’intervalle, qu’il se fascine, qu’il se fixe, pour se soutenir – à cet instant où il se vise et il s’interroge – comme être, comme être de son inconscient3. »

Lacan concluait la leçon du 20 mai 1959 par la question éthique de l’interprétation du désir : la place occupée par le fantasme n’oblige-t-elle pas à tenir compte des exigences vraies du sujet, exigences qui ne relèvent pas de la réalité du monde commun mais d’une autre dimension, d’une dimension d’être ? Dans ce cas, quel est le devoir de l’analyste face à l’expérience du désir ?

Élévation du deuxième étage du graphe

La leçon du 27 mai 1959 continue avec l’étude de la fonction du fantasme (S<>a, S coupure de a), précédée de quelques rappels sur le graphe des chaînes signifiantes :

  • La chaîne inférieure, accessible à la conscience, nous donne le sentiment d’être moi dans le discours mais, étant fondée sur une illusion – sur l’imaginaire –, cette expérience n’est qu’une apparence de conscience étayée par les rapports du sujet à la chaîne signifiante primaire, c’est-à-dire à la demande innocente et au discours concret. En réalité, le discours courant se perpétue avec une sorte d’automatisme ou d’autonomie de bouche en bouche et englobe toute activité réelle, sociale, du groupe humain.
  • La chaîne supérieure n’est pas accessible à ce semblant de conscience. Elle apparaît justement quand le sujet s’interroge sur la nature et les propriétés du discours, quand de la demande innocente (le quoi) il « monte » à la question du discours sur le discours lui-même (le pourquoi) : « Ici, le discours s’interroge, interroge les choses par rapport à lui-même, par rapport à leur situation dans le discours. Ce n’est plus exclamation, interpellation, cri du besoin, mais déjà nomination4. »

L’intention seconde part donc du lieu du code (grand A, l’objet de cette interrogation) et inaugure le deuxième étage du graphe, une sorte de nouveau monde dans lequel le sujet déjà institué dans la parole veut se situer en tant que sujet de la parole. Les questions du sujet imaginées par Lacan (S ?, Est-ce ?, Quoi ?, Pourquoi ?, Qui est-ce qui parle ?, Où est-ce que ça parle ?) sont des interrogations internes au discours, donc non articulables, et c’est en ceci que consiste le fait de l’inconscient.

La similitude des rapports du sujet à ces deux chaînes n’est pas une déduction tirée du mathème-graphe élaboré par Lacan mais est au contraire la raison fondamentale de cette construction en duplex : il l’explicite avec un retour sur la fable des prisonniers marqués chacun dans leur dos d’un disque blanc ou noir : les oscillations nécessairement synchrones par lesquelles passent les trois prisonniers dans leurs raisonnements et observations réciproques, les temps logiques qu’elles marquent à chaque fois (temps de voir, de comprendre, puis de conclure) rappellent les étapes de la pulsion ; en fait, le sujet fait toujours le même choix dans les mêmes situations, ce qui nous apparaît sous la forme de la répétition.

C’est bien le même processus pulsionnel qui est à l’œuvre dans les deux intentionnalités, celle de la demande issue du besoin physiologique (1er étage) et celle de l’interrogation du sujet sur la nature du grand Autre (2e étage). L’interrogation sur le grand Autre étant sans réponse (il n’y a pas d’Autre de l’Autre, il n’y a pas de métalangage), il en résulte que « essentiellement, l’inconscient se présente toujours à nous comme une articulation indéfiniment répétée5».

C’est la variété des formes visibles de cette répétition qui nous attire vers une caractérisation clinique, vers un classement des sujets selon leurs symptômes, leurs tendances, leurs penchants, voire selon des structures psychiques, mais en réalité « il ne s’agit que d’une seule et d’une même chose, la répétition, dans le sujet, d’un type de sanction dont les formes dépassent de beaucoup les caractéristiques du contenu6 ».

Seule l’expérience analytique peut permettre au sujet, stigmatisé par cette répétition qui lui est inaccessible, de se désigner comme étant le support de cette sanction. Il peut alors le lire comme « ça arrive du dehors, ça parle » mais Lacan nous met en garde : il lui reste encore une telle distance à franchir que rien ne garantit qu’il puisse atteindre le but que Freud enjoint de viser, celui du « Wo Es war, soll Ich werden ».

Apparition du fantasme

La répétition de la demande de satisfaction du besoin physiologique et les circonstances communes à chaque satisfaction (en général la présence de la mère) font naître une autre dimension dans la demande – celle de la demande d’amour – et aboutit à la division du sujet (voir le schéma synchronique de la dialectique du désir7).

Apparaît alors une relation purement symbolique entre le sujet barré S et la demande (S <> D) au 2e étage du graphe, correspondant à la seconde intentionnalité, demande située au-delà de celle articulée au 1er étage. Ici, qu’elle soit orale ou anale, la demande prend une fonction métaphorique, elle devient le symbole du rapport avec l’Autre.

« Le rapport subjectif à la demande joue ici la fonction de code, pour autant qu’elle permet de constituer le sujet comme étant situé par exemple au niveau de ce que nous appelons dans notre langage phase orale ou anale8. » C’est dans ce nouveau code instauré au 2e étage que se manifeste la première prise du sujet dans la chaîne signifiante avec la rencontre des deux questions « Est-ce ? » du sujet et « Che vuoi ? » de l’Autre dont la réponse – inacceptable – est le constat, la signifiance de la castration de l’Autre S(A), autrement dit : « Tout ce que le royaume de la parole a fait surgir pour le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre9. »

Pour ex-sister de ce nouveau monde symbolique dans lequel il est pris sans y être nommé, le sujet a recours à l’imaginaire qui, dans le passé et au 1er étage du graphe, lui a déjà procuré une identification – fondatrice quoique fallacieuse – à l’image de l’autre i(a). Transposée dans l’ordre symbolique cette opération devient le fantasme. L’image de l’autre i(a) qui montrait l’unité imaginaire du corps y est remplacée par l’objet (a) qui est le support imaginaire du rapport du sujet à la coupure. « Au point précis où le sujet ne trouve rien qui puisse l’articuler en tant que sujet de son discours inconscient, le fantasme joue pour lui le rôle du support imaginaire10. »

Le langage est coupure, le sujet est fruit de la coupure

Bien que déjà présente par la scansion phonatoire et la séparation syntagmatique, la coupure ne s’origine pas dans les contraintes logiques du langage et les conditions de sa vocalisation, elle préexiste en tant que telle dans le réel. « Bref, il n’est que trop évident que le réel n’est pas un continu opaque, et qu’il est fait de coupures, tout autant et bien au-delà des coupures du langage11. »

Faisant passer le couteau à l’endroit juste pour pénétrer l’articulation et séparer sans blesser, le geste du bon cuisinier révèle la pré-existence d’une coupure invisible et… la science de son auteur. Platon déjà suggère que la recherche philosophique est affaire de recouvrement d’un système de coupures (du réel) par un autre système de coupures (du langage). Mais l’aventure scientifique est allée bien au-delà et Lacan alerte ses contemporains sur les conséquences de la création par la science de nouvelles coupures (effet de la méthode analytique), coupures dénuées de relais mythologiques et dont la nature et la prolifération mettent en péril la fonction médiatrice des hommes : « Pour tout dire, il n’est que trop clair que l’homme entre dans ce jeu à ses dépens12. »

Du fait de la centralité de la coupure dans l’être du sujet, le nouveau rapport du sujet au réel induit par le discours scientifique modifie le discours inconscient dont les manifestations apparaissent alors aux humains : « La question freudienne vient à son heure » dit Lacan, le discours analytique est instauré par l’impossible du discours universitaire. Le rôle de la coupure avait déjà été affirmé par Freud qui désignait le complexe d’Œdipe comme le schibboleth de la psychanalyse et la castration comme le roc infranchissable de l’analyse, mais ici Lacan nous invite un pas plus loin : la castration-coupure est élevée du rôle de menace structurante qu’elle a pour Freud à l’être même du sujet : « Le point électif du rapport du sujet à (…) son être pur de sujet, je le désigne (…) au niveau de la coupure, que nous avons appelé une manifestation pure de cet être. (...)

Pour nous, la dignité (…) de cet être ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle13. Il faut avoir observé un enfant âgé d’environ deux ans manier un couteau ou une paire de ciseaux !. »

Alors, la coupure, dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel, marque-t-elle la nouvelle place du roc infranchissable, une clé du sens de ce que Freud a appelé la pulsion de mort, la mort en tant que retour à l’état inorganique (der inorganische Zustand), c’est-à-dire coupure totale de tout ?

Du fantasme à la manifestation de l’être dans Hamlet

Si la fonction du fantasme (S<>a) est de désigner le rapport du sujet à son être pur de sujet – la coupure –, alors l’œuvre d’art écrite, qui implique toujours le fantasme de son auteur, « introduit dans sa structure même l’avènement de la coupure, pour autant que s’y manifeste le réel du sujet, en tant que, au-delà de ce qu’il dit, il est le sujet inconscient. »

Autrement dit, l’œuvre n’est pas œuvre d’art parce qu’elle transposerait ou sublimerait la réalité, mais parce que, au-delà de ses détails – pertinents ou discordants – qui peuvent être des symptômes du discours inconscient de l’auteur par nous interprétables, elle est issue du rapport de l’auteur à son désir et que « le rapport le plus intime de l’homme à la coupure dépasse toutes les coupures naturelles. »

Serait-ce cet au-delà de l’interprétation inaccessible à la symbolisation humaine qui fait d’une œuvre une œuvre d’art, une médiatrice irremplaçable et hors langage entre les inconscients des humains ? Les effets inexpliqués de l’œuvre de Shakespeare – de Hamlet en particulier – sont-ils révélateurs d’un au-delà de l’interprétation proposée au cours des sept séances déjà consacrées à la tragédie du désir dans ce séminaire ?

Des détails discordants, nous en avions repéré et étudié plusieurs, sans jamais exclure que Shakespeare les ait voulus. Le balisage qu’ils constituent ne peut être dû uniquement au bon génie par lequel Shakespeare se serait laissé conduire. L’architecture des « relevances » dans l’œuvre nous montre que l’auteur parvient, consciemment ou inconsciemment, à faire « venir au jour le rapport le plus profond du sujet comme sujet parlant, c’est-à dire son rapport à la coupure comme telle14. »

Dans cette première analyse, la parole du revenant, d’Hamlet-père mort depuis deux mois, avait bénéficié du crédit accordé aux messages venant de l’au-delà : elle est entendue et prise pour vraie, au premier degré, comme au premier étage du graphe ; cela avait conduit à l’interprétation livrée par Lacan dans les leçons précédentes. Mais une écoute « au deuxième étage », notamment sur la forme du discours et par la mise en relation de « détails qui clochent », laisse apparaître une autre interprétation dans laquelle la vertu du père, l’honnêteté du fantôme et la culpabilité de Claudius seraient mises en question.

  • Ainsi l’emphase dans l’évocation de la droiture du roi et de la faute de la reine – « Il n’y avait rien de plus grand, de plus parfait, que mon rapport de fidélité à cette femme, il n’y a rien de plus total que la trahison dont j’ai été l’objet15 » – a pour fonction de renforcer l’effet du sens de ce message sur Hamlet ; c’est l’interprétation totalisante – « Tout ce qui s’affirme comme bonne foi, fidélité, et vœu, est donc pour Hamlet, non seulement posé comme révocable, mais comme littéralement révoqué16 » – qui provoque la sidération et la paralysie car elle signifie que la vérité se dérobe à lui pour toujours, la vérité sur l’innocence ou la culpabilité de son père, la vérité sur l’identité de l’ange radieux. Au résultat, ce n’est pas le manque de garantie de l’Autre que Hamlet doit affronter, mais bien pire : la garantie du mensonge dans l’Autre, donc la coupure d’avec l’Autre, le mutisme et l’aphanisis, la perte du désir.
  • Puis Shakespeare produit deux autres « détails qui clochent » : même nom pour le père et le fils d’une part, étrange empoisonnement par l’oreille d’autre part (la fiole du traître pour l’oreille d’Hamlet-père et… la parole sidérante du fantôme pour l’oreille d’Hamlet-fils). Comment interpréter le rapprochement entre les deux Hamlet qui vivent, quoique sous des formes différentes, le même événement ?
  • Sonné par cette parole terrible et invérifiable, Hamlet recourt à l’imaginaire pour revenir à l’existence, l’imaginaire qui avait déjà fonctionné pour l’identification spéculaire et pour l’entrée dans le monde du grand Autre avec la formation du fantasme. La scène dans la scène, son œuvre d’art, le refonde, le fait artifex, artiste, mais, autre bizarrerie, « avec [seulement] une moitié de part » lui dit Horatio, c’est-à- dire un acteur sans rôle comme un homme en manque de désir. Or, de cette mise en scène montrant Claudius meurtrier, de ce fantasme de l’oncle meurtrier, Hamlet tire son désir (son rôle) qui le sort du néant de la sidération, qui lui permet de reconquérir l’usage de ses membres, qui en somme le fait ex-sister à nouveau. Pour Lacan, la parole du fantôme est un poison en deux temps : d’abord le choc de la révélation emphatique dont l’issue est le passage à l’état d’acteur sans rôle, ensuite la force du commandement dont l’exécution s’impose à l’acteur en nécessité d’un rôle.
  • Dernier « détail qui cloche » en faveur de la lecture lacanienne, l’absence de réaction de Claudius à la longue pantomime préliminaire qui contient déjà toute la scène provocatrice (regardait-il vraiment ailleurs ?). La colère qui s’empare de lui – et de toute la cour – plus tard, lors de la représentation, serait-elle causée seulement par les paroles de Hamlet disant, après la scène de l’empoisonnement, que l’assassin va maintenant gagner l’amour de l’épouse de la victime ? Claudius serait-il plus concerné par l’adultère que par le meurtre ?

Lacan conclut la séance en suggérant : « La fonction du fantasme semble donc bien être ici différente de celle du moyen17. »

Autrement dit, il se pourrait que pour Shakespeare lui-même, consciemment ou inconsciemment, la parenthèse imaginaire, la scène dans la scène, n’aie pas été seulement un stratagème d’Hamlet, un moyen pour démasquer le meurtrier présumé, mais essentiellement la cause nécessaire, la passe incontournable de sa renaissance par le fantasme.

Alors l’omniprésence du désir – donc de la coupure – dans l’œuvre de Shakespeare, le désir comme point de touche des rapports humains décrits dans toute leur variété possible, révèle quelque chose de Shakespeare : « ce qui désigne irrémédiablement son être – et c’est ce par quoi son œuvre partout recoupée présente une miraculeuse unité de correspondance18. »

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 471.

2 P. 455.

3 P. 460.

4 P. 465.

7 P. 439.

10 P. 468.

11 P. 469-470.

12 P. 470.

13 P. 471.

14 P. 475.

15 P. 476.

16 Ibid.

17 P. 480.

18 P. 480.

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