Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji. Commentaires de la leçon du 25 du 17 juin 1959.
« Il y a quelque chose d’instructif, je ne dirai pas jusque dans, mais surtout dans les erreurs – ou les errances, si l’on veut1. » Lacan ouvre ainsi la séance du 17 juin 1959 ; les « errances » de S. Nacht, R. Diatkine, J. Favreau, Ernst Glover et Mélanie Klein y seront commentées.
Aperçu du fantasme à travers la fente de la perversion
Partant de la coupure originelle et de la construction du fantasme, nous avons au cours des leçons précédentes accédé à la structure du fantasme grâce à la fente par laquelle le voyeur ou l’exhibitionniste s’insinue dans le fantasme de sa cible pour la faire jouir. Il est alors apparu que dans la structure névrotique, le fantasme est fondé sur l’effet de fente de la scène primitive et qu’il constitue le support et l’index d’une certaine position du sujet dans le désir2.
Nacht, Diatkine et Favreau : la confusion entre fantasme pervers et perversion
Freud avait décelé des tendances inconscientes ressemblant au mode relationnel qui se donne à voir dans les perversions et les a nommées « polymorph-perverse Anlagen ». Il découvrait en fait la structure générale des fantasmes inconscients (visible seulement dans le passage à l’acte du pervers3). La partie visible dans le passage à l’acte ressemble à un court scenario extrait d’un drame dont ne sont connus ni les ressorts ni le dénouement ; elle est utilisable dans le travail analytique pour la réinsérer à sa place dans l’histoire du sujet et ainsi accéder à son sens.
« Cependant, la désinsertion sous laquelle [elle] se présente confirme ce que nous avons formulé de la position du désir, à savoir que le désir se situe dans un au-delà du nommable, un au-delà du sujet4. » La « réalisation du fantasme pervers» – plus précisément le scénario mis en œuvre – tient de là son aspect bizarre et déconnecté qui, lors du passage dans le monde intersubjectif, inspire gêne et ridicule, effets souvent utilisés dans la comédie (voir la cassette de l’Avare). Mais la présence de fantasmes similaires – conscients ou inconscients – dans les névroses et dans les perversions ne permet pas de conclure à leur identité structurelle.
C’est cette erreur que Lacan reproche au trio Nacht-Diatkine-Favreau ; elle vient d’une confusion entre fantasme pervers et perversion (perversion : du latin pervertere, bouleverser). Il faut se poser la question de la genèse du fantasme pervers : est-il d’une nature radicale ou au contraire le fruit d’une élaboration aussi complexe et significative que le symptôme névrotique dû au refoulement ?
Leurs études aboutissent aussi à une conception génétique de la relation d’objet (qui passe donc par des stades, autant de modes de relation du sujet avec le monde), à la notion de distance à l’objet, au mythe d’un accord possible entre sujet et objet, et à l’idée d’un ajustement de cette distance par la cure analytique.
Ernst Glover : le développement contraphobique
« Plus serrés et beaucoup plus sérieux » sont, d’après Lacan, les travaux publiés par Ernst Glover en 1933 ; ils sont orientés vers une élaboration génétique des rapports du sujet au monde et établissent une chaîne chronologique du développement psychique, jalonnée par des points d’insertion de potentielles anomalies psychiques. Glover peine à y placer les perversions qu’il situe après les perturbations psychotiques (paranoïdes) et avant les névroses (la première d’entre elles étant l’obsessionnelle), cet ordre n’étant « pas sans prêter à critique ».
La vision d’un développement régulier de l’ego parallèlement aux modifications de la libido et au cours duquel une ou plusieurs anomalies répertoriées peuvent se produire, chacune à un moment spécifié dans le programme de développement, réduit la construction du sujet au résultat purement expérimental d’une conquête de la réalité par un organisme vivant. La phobie par exemple ne serait qu’une amplification de l’expérience préalable de la crainte et l’objet phobique en serait la cause et non un composant du symptôme.
Malgré son opposition à Klein, Glover la rejoint en ceci que l’extension du monde de l’enfant est conçue comme le résultat d’un mécanisme : ce sont, au début, les objets les plus proches de l’enfant, les plus nécessaires à la satisfaction de ses besoins vitaux, qui lui causent les plus grandes frustrations lorsqu’ils s’absentent. La relation à eux tourne alors à l’agressivité et au sadisme, ce que l’on interprète comme des expressions phobiques. Naturellement et logiquement, l’enfant se tourne vers de nouveaux objets non encore investis car plus éloignés, élargissant ainsi son monde de proche en proche par un processus contraphobique. « Toute la destinée du sujet, la structuration de celui-ci, se trouve inscrite en termes de pure expérience individuelle de conquête de la réalité5. » Or, dans la position que Lacan enseigne « il n’y a de juste déduction de la phobie qu’à la condition d’admettre la fonction comme telle du signifiant6 ». Glover pointe lui-même les limites de sa théorie psychologisante en cherchant une relation de sens directe entre l’expérience de réalité vécue et l’objet phobique (par exemple la phobie du tigre serait bien adaptée pour un jeune londonien puisqu’il n’en rencontrera quasiment jamais, sauf peut-être au zoo ou en image), oubliant que pour qu’il puisse remplir sa fonction dans le symptôme, l’objet phobique doit vraiment apparaître au sujet !
De même, pour faire entrer dans son paradigme génétique la perversion figurée par une grande diversité de distorsions de la réalité et de stades d’apparition, il est contraint d’en faire la cicatrice d’une épreuve de réalité ratée, c’est-à-dire de la réduire à une fonction économique : « La perversion est conçue par Glover comme une forme de salut par rapport à une menace supposée de psychose7. » Or « ce n’est pas la précarité de l’édifice du pervers qui nous frappe, au premier aspect du moins » souligne Lacan, sans pour autant nier la proximité de certaines formes de perversions avec la psychose, illustrée par l’image du trou dans le tissu de la réalité que la perversion permettrait de repriser.
Mélanie Klein : une phase paranoïde suivie d’une phase dépressive
« Je n’abandonnerai pas la dialectique kleinienne sans faire remarquer en quoi elle rejoint et amorce le problème que nous posons. » La phase paranoïde chez Klein est caractérisée par une réalité faite d’objets disjoints, chacun étant définitivement et totalement ou bon ou mauvais et qui sont introjectés pour les uns, projetés pour les autres. Or, une telle schize excluant toute nuance ou transition ne peut être le fruit de la seule expérience du jeune sujet car, au contraire, l’ambiguïté règne dans cette expérience vécue (la mère elle-même, premier objet d’identification, est tantôt bonne, tantôt mauvaise…). La schize est donc le résultat d’une opération logique, c’est-à-dire symbolique, et montre que l’objet est passé à une fonction d’opposition signifiante (ici bon - mauvais).
Une opposition qui n’est pas sans rappeler celle du fort-da (absence - présence) mise en évidence par Freud, à la différence près que, pour Klein, l’entrée dans la symbolisation se fait « naturellement », sans crise et sans le moteur qu’est l’attraction générée par la communication vivante et les soins maternels. En fait Klein « décrit (…) les formes primaires, primitives de la fonction du signifiant (…)8 » mais n’élucide pas l’irruption du discontinu et de la diachronie, comme le fait Lacan avec la coupure.
A la phase paranoïde succède la phase dépressive : « le sujet se rapporte à son objet majeur et prévalent, la mère, comme à un tout », accédant ainsi lui-même à la qualité d’un tout, de l’unité. Cette transition peut être rapprochée de celle du stade du miroir qui fonde l’unité imaginaire du sujet dans la genèse lacanienne. Mais les deux expériences fondatrices ne se recouvrent pas complètement : le sujet kleinien assimilé aux insignes de la mère est plus large que le sujet lacanien assimilé à son image spéculaire ; Lacan ne manque pas de préciser que cette image i(a) doit, quand elle n’est pas un reflet dans le miroir, être celle d’un autre enfant de même âge (en fait, de même taille). Car parmi toutes les identifications imaginaires à des objets saisissables par les signifiants primaires, seule celle à son image spéculaire ou à un semblable lui offre de se reconnaître « comme maîtrise et comme moi unique – comme maîtrise du moi9. » Les objets introjectés pendant la phase paranoïde s’organisent par conséquent autour de i(a) qui se situe à la fois dedans et dehors, interprétation lacanienne du paradoxe du mauvais objet kleinien. «Entre les deux, il y a ce champ x, où i(a) à la fois fait partie du sujet et n’en fait pas partie. C’est quoi ? C’est ce que Mélanie Klein appelle le mauvais objet interne10. » Finalement, ce mauvais objet est comme… le phallus « Autrement dit, en tant qu’il [le sujet] l’est, il ne l’a pas – en tant qu’il l’a, il ne l’est pas11 » et c’est cette même impossibilité, cette même interdiction repérée dans les deux théories qui pousse vers l’entrée d’un nouvel espace où le sujet pourra exister.
Cela est illustré par le cas clinique de l’enfant asservi au mauvais objet (nurse) dont il se libère symboliquement en séparant pour son compte un petit morceau (de charbon) d’une chaîne (le train son jouet) dans laquelle il était pris. La transition semble alors opérer à l’inverse de la « normale » : la taillure de crayon et le morceau découpé dans le wagon attenant à la locomotive-nurse (le tender) sont le même objet assurant la fonction transitionnelle, cet objet qui permet à Richard de « saisir » cet autre qu’est sa thérapeute, de s’émouvoir pour la première fois en s’exprimant dans un message inversé : « Pauvre madame Klein12. »
Was will das Weib ? (Que veut la femme ?)
Le désir n’est pas la demande puisqu’il existe des objets qui ne peuvent pas être demandés. Lacan montre le paradoxe d’une certaine psychanalyse qui, pour le sujet venant demander une satisfaction tente « d’obtenir une réduction de ses désirs à ses besoins » alors que « le facteur commun à chacun de ces sujets (…) c’est que son désir, il ne s’y fie pas » et que c’est la raison même de la demande.
Par un rappel à Freud, au niveau du complexe d’Œdipe chez la femme, Lacan souligne que chez la femme, la demande n’est pas d’obtenir une satisfaction mais « d’avoir ce qu’elle n’a pas, le phallus13. » C’est un fait que la petite fille demande d’avoir un phallus à la place où elle devrait l’avoir si elle était un homme, et c’est ce qui peut lui arriver, de l’avoir réellement, dans l’homme, par une fusion complète de l’être aimé et de son organe ; mais « ce phallus qu’elle peut avoir, réel, il n’en reste pas moins qu’au départ, il s’est introduit dans sa dialectique, dans son évolution, comme un signifiant. De ce fait, elle l’aura toujours, à un certain niveau de son expérience, en moins14. » C’est parce que la femme a toujours affaire à l’objet phallique en tant que séparé que l’homme peut la percevoir comme castratrice sans se rendre compte que pour lui, elle est symboliquement ce phallus qu’elle n’a pas, en tant qu’elle est l’objet de son désir, c’est-à-dire du désir de l’Autre. Elle ne sait rien de cela, ni de sa position spécifique dans l’inconscient – de l’être et de l’avoir à la fois –, ni de la similarité de sa formule trans-subjective avec celle du pervers : se soutenir du fantasme et du désir de l’homme, l’amener à la jouissance pour répondre à son propre désir.
Sa position inconsciente de l’être ET de l’avoir se révèle dans certaines observations, par exemple :
- Du côté de l’avoir, elle considère comme des équivalents phalliques tous les objets qui peuvent se séparer d’elle, y compris ses enfants, d’où une faculté pour ces objets séparés de devenir objets du désir, lui épargnant ainsi le besoin de se soutenir du désir d’un autre – la perversion ; et si malgré tout il y a perversion, c’est souvent avec ses enfants.
- Du côté de l’être, en tant qu’objet d’amour, elle voit dans le désir de son partenaire une fonction aussi essentielle et vitale pour elle que s’il s’agissait de son propre désir issu de la coupure originelle ; la « jalousie d’amour » d’une femme laisse voir cette caractéristique par sa radicalité « peu importe qu’il m’aime, pourvu qu’il n’en désire pas une autre ». Effectivement, le désir va bien au-delà de toutes les sublimations de l’amour, et ce n’est qu’au petit (a), cause du désir de l’Autre, qu’elle peut se fier, car « c’est de ce côté-là que se produit l’hommage à l’être15. »
La fonction du phallus, l’objet qu’on ne peut pas demander
La métaphore paternelle se manifeste par l’interdit selon lequel le sujet ne peut à la fois être le phallus (de la mère) et avoir le phallus (du père), interdit que véhicule l’objet phallique lui-même et qui se traduit par l’impossibilité de pouvoir être demandé (car cela signifierait la disparition du sujet en tant que phallus).
Le névrosé utilise cette alternative sous une forme métonymique : il se cache derrière le « ne pas avoir » le phallus « pour être » le phallus inconsciemment. C’est donc un autre, un petit autre, qui l’a et qui l’abrite (par exemple la femme du patient d’Ella Freeman Sharpe16) et qui sert de substitut dans la fonction de désirant. C’est la substitution de l’autre imaginaire au sujet, dans la dialectique du désir, qui amène au sein de la demande le danger de l’aphanisis propre au désir ; le névrosé ne peut demander que des substituts, c’est-à-dire que tout ce qu’il demande, c’est pour autre chose. Cela se voit dans les démarches compliquées de l’obsessionnel qui demande toujours à côté de la vraie demande et qui finalement ne jouit pas car ce n’est pas lui qui jouit. L’altruisme permanent du névrosé apparaît pour ce qu’il est : structurel et fondé sur une captation du moi par l’image de l’autre. Il s’en suit un perpétuel échec du désir : dans son dévouement à l’autre, il s’aveugle sur sa propre insatisfaction17, il cède toujours sur son désir. « De même, pour l’hystérique, ce n’est pas d’elle dont on jouit », mais éventuellement de sa marionnette18, son substitut en tant que désirante.
En conclusion de la séance et avec quelques précautions, Lacan nous propose la formule suivante pour le désir de l’obsessionnel : ( i(a)). Le névrosé est, dans l’ordre symbolique, le phallus barré en rapport avec, dans l’ordre imaginaire, un objet de désir qui est le petit autre.
1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013,
p. 515.
2 P. 499.
3 P. 503.
4 P. 517.
5 P. 521.
6 P. 521.
7 P. 522.
8 P. 524.
9 P. 524.
10 P. 525.
11 P. 526.
12 P. 527.
13 P. 528.
14 P. 529.
15 P. 532.
16 P. 272.
17 P. 533.
18 P. 505.