- Fantasme et mythe
Décidément ce texte « Le mythe individuel du névrosé » 1 est riche d’enseignements et fait montre d’un certain nombre de « retournements » étonnants. Notre dernier échange « zoomesque » a été riche à partir du statut « extra-territorial » de ce texte. Rappelez-vous il avait été proposé comme conférence au collège philosophique de Jean Wahl (qui a eu un rôle considérable pour la mise en place des écrits de Lacan) et le texte avait été diffusé sans l’accord de Lacan.
Jacques-Alain Miller l’a corrigé après un passage par Psychonalalytic Quaterly, et tient lieu de reprise en 1966 ( ! ). L’introduction de J.A. Miller date donc de septembre 1978.
Ne manquez pas de vous reporter à la visioconférence du 29 mai 2020, vous constaterez à quel point ce texte constitue un point pivot pour celui ou celle qui veut s’introduire dans l’œuvre de Lacan. Ce qui y est apparu, c’est d’entendre cette « loi de retournement » comme une dialectique qui renvoie à celle du Poinçon, autrement dit à la question de l’aliénation et de la séparation (cf. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse2).
Dit autrement, le fantasme particulier élabore une mythologie de vie et, à l’inverse, on retrouve dans le fantasme singulier les traces des mythes de sa propre époque.
Je ne suis pas loin de penser qu’au cours d’une analyse, quand le fantasme inconscient est « reconnu », voire « traversé »3, les rapports du sujet à la mythologie de son époque peuvent se transformer.
Ainsi, « Le mythe individuel du névrosé » aurait sa propre diachronie et pas seulement une synchronie répétitive. Guillaume Riedlin avait bien fait remarquer qu’il n’y a pas dans ce texte de véritable synonymie entre la structure du fantasme inconscient et ce mythe individuel que pose Jacques Lacan. Et pourtant il existe une arête commune. Cette arête adjacente doit ressembler à ce que Freud a dénommé « le noyau pathogène »4 et les exemples donnés par Lacan dans « Le mythe individuel du névrosé » vont dans ce sens.
– Le supplice de « L’homme aux rats »5
Que ce soit dans « L’homme aux rats », dans la crise autour du supplice, je rappelle : « c’est le récit d’un supplice qui a toujours bénéficié d’un éclairage singulier, voire d’une véritable célébrité et qui consiste dans l’enfoncement d’un rat excité par des moyens artificiels dans le rectum du supplicié… ».
Pour trouver l’équivalent dans l’hystérie, cherchons plutôt du côté du cannibalisme. Ici, horreur fascinée certainement, mais aussi accentuation maximale de la zone anale que l’obsessionnel ritualise.
Question sous-jacente à propos de « L’homme aux rats » : et si jamais ce supplice était infligé aux femmes qui lui sont le plus chères ? Un régal ou un délire monstrueux ? D’ailleurs dans la cure elle-même Lacan ne souligne-t-il pas que dans le transfert mythe et fantasme se rejoignent (p. 299) ? Alors rappelez-vous la fin de l’analyse violente de « L’homme aux rats » : note de Freud de 1923 p. 261 : « Le patient auquel l’analyse qui vient d’être rapportée restitua la santé psychique a été tué pendant la Grande Guerre, comme tant de jeunes hommes de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoir ».
Comme le demandait Jacques Lacan… alors les circonstances de la mort ont-elles une signification ?
– L’oracle de Gœthe
Pour le cas de Gœthe dans le texte choisi, comme le dirait Martin Roth, nous trempons en plein ORACLE.
Quand Lucinde a surpris sa sœur flirter avec le jeune Gœthe, elle s’écrie : « Soient maudites à jamais ces lèvres. Que le malheur survienne à la première qui en recevra l’hommage ! ».
Quelle malédiction amoureuse ! (Que se passe-t-il aujourd’hui si le baiser est interdit ?) Bien des symptômes du jeune vont s’ébrouer à partir de cet oracle.
Il a bien fallu Frédérique Brion (fille du pasteur) pour qu’il parvienne pour la première fois à surmonter l’interdiction. Pourquoi une phrase devient-elle un commencement ? Et pourtant nous rappelle Jacques Lacan en éclusant les « Gœthesforscher » (p. 302), il ne s’agit là que d’une page des écrits de Gœthe et d’une anecdote.
L’oracle traumatique apparaît comme une maxime suspendue, comme une genèse complète avec début, milieu, conséquence… un micro-mythe quoi !
Le mythe rejouant le plus souvent une forme de cristallisation de l’ORIGINE (et qui n’est pas obligatoirement la sienne…)
À chacun dans sa cure analytique de retrouver « les oracles » qui nous ont modelés et d’ailleurs le « Che-voi » de Lacan a-t-il une autre texture ? « Que me veut-il ? ». « D’où je sors ? ». « À quelles questions parentales dois-je répondre ? ». À la place de qui dois-je mon existence ? ».
– Les phénomènes cruciaux indicibles
Il a fallu en 1953, en plein conflits, que Jacques Lacan s’adresse aux philosophes pour faire part des butées si présentes dans d’advenir des cures analytiques. Ainsi, Gœthe peut dépasser les effets oraculaires, mais au prix d’un scénario bien huilé :
- Il croit devoir y aller déguisé, en étudiant de théologie, « avec une soutane très spécialement rappée et décousue » p. 302.
- L’évocation de ce déguisement convoque quoi ? « Le déguisement que les dieux prenaient pour descendre au milieu des mortels ». Diantre ! Et Lacan va jusqu’à parler alors de mégalomanie délirante !
Et Lacan de poursuivre sa lecture. Les dieux descendus parmi les hommes (quelle identification !) ce qu’ils risquaient de perdre c’est leur IMMORTALITÉ et la seule façon d’y échapper est de se mettre à leur niveau.
Depuis, le scénario grimé se répète puisque Gœthe va emprunter un second déguisement à un garçon d’auberge.
Je vous laisse le soin de vous y reporter… Mais l’interprétation de Lacan est tranchante et incontournable, elle anticipe la genèse du fantasme. Le scénario (fantasmatique ?) implique la fonction paternelle mais pas de n’importe quelle manière.
Gœthe se particularise de n’être pas le père ! Il introduit un élément qui a un rapport externe à la cérémonie. Je cite Lacan p. 304 : « Il s’en fait le sous-officiant (du père) non le héros principal ». Il s’agit bien d’une cérémonie de sa dérobade, une précaution subjective où s’introduit par Lacan une authentique interprétation, ce qu’il intitule : « Le dédoublement de la fonction personnelle du sujet dans les manifestations mythiques du névrosé ».
Et nous avons là toute une anticipation de la théorisation de Lacan sur « le clivage du sujet », sur le rapport à l’objet du désir et la fuite subjective, face à l’objet désiré qui est un apport considérable sur « le dédoublement du sujet »… là où Freud parlait d’ambivalence des sentiments Lacan parle ici d’une authentique construction fantasmatique.
Reprenons :
- La phrase oraculaire vient à désigner la place répétitive de l’objet du désir.
- Face au but accessible, le sujet se dédouble en fictionnant un autre Moi, substitut sur lequel pourrait se porter les « menaces mortelles ».
- Et dans l’opération qui consisterait à intégrer ce substitut (les déguisements) il y a impossibilité d’atteindre le but.
Et pourtant il manque un élément fondamental pour tomber sur le système quaternaire du mythe individuel du névrose… la place d’une sœur de Frédérique Brion… qui en est le double (quelle est donc la haine entre femmes ?).
Pour être rapide nous retrouvons cette affaire de dédoublement aussi dans « L’homme aux rats » (cf. p. 295) où Freud y voit les éléments essentiels au déclenchement de la névrose obsessionnelle. « Le conflit femme riche, femme pauvre s’est reproduit très exactement dans la vie du sujet au moment où son père le poussait à épouser une femme riche et c’est alors que s’est déclenchée la névrose proprement dite ».
Quelle dialectique entre l’idéalisation et le rabaissement dans la vie amoureuse6.
– Pour Lacan, la structure du mythe est quaternaire
Nous aurons l’occasion de définir la place du mythe dans l’économie du discours analytique. Dès 1953 Lacan met en place une lecture du complexe d’Œdipe qui aboutira en 1957-1958 à deux chapitres des Formations de l’inconscient7 (p. 179 à 213) et plus tard, au Séminaire Livre XXI8, sans compter avec les chapitres du Nom-du-Père, restés solidaires du moment de son « Excommunication ».
Mais je veux dès à présent mentionner la position de Lacan par rapport au complexe d’Œdipe : « En un mot, tout le schème de l’Œdipe est à critiquer… (Je ne peux pas m’y engager ce soir, mais je peux pourtant ne pas essayer d’introduire ici le quart élément dont il s’agit)» p. 305.
Nous sommes loin d’un Œdipe psychologique.
Je laisse le suspens pour la prochaine réunion zoomesque…
« Le quart élément, quel est-il ? Eh bien je le désignerais ce soir en vous disant que c’est la MORT ».
Suspens… du déconfinement… à vos échecs et jeux de bridge.
1 J. Lacan, « Le mythe individuel du névrosé » in Ornicar ? 17-18.
2 J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.
3 M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil.
4 J.P. Dreyfuss faisait remarquer que Freud n’a jamais abandonné l’idée que la finalité de l’analyse concerne la levée de l’amnésie infantile. Cf. ouvrages Qu'est-ce que l'inconscient ? I – Un parcours freudien. Tome 1, 2016 et Qu'est-ce que l'inconscient ? II – L'inconscient structuré comme un langage, tome 2, 1999 (co-auteurs : J.M. Jadin et M. Ritter).
5 S. Freud, « L'homme aux rats » in Cinq psychanalyses, Puf, 1954.
6 S. Freud, La vie sexuelle, Puf, 1997.
7 J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Le Seuil, 1998.
8 J. Lacan, Les non-dupes errent, inédit.