Ici une réaction à l'Éphéméride 8 de Jean-Richard Freymann intitulé « Et si l’on cherchait un mythe fondateur de Lacan ? ». J'aimerais insister sur plusieurs points.
Pour ma part, concernant la relation de Lacan à Freud, j'aurais tendance à formuler les choses dans les termes suivants.
Lacan a repris la question de la « sexualité infantile » et de la « vie pulsionnelle » chez Freud. Il l'a analysée pour la décomposer autrement, depuis la structure de la parole. Du coup, il a rendu compte de sa dynamique de manière plus approfondie encore. Pour cela, il est parti de la conflictualité qui habite le fantasme : la conflictualité entre l'imaginaire et le symbolique, le moi et le désir. Cela l'a mené au signifiant et à la manière dont il se déploie dans la parole, et même dont il la structure.
Quid du réel dans ce cadre ? Eh bien, nous dit Lacan, le fantasme tamponne le choc du réel. Ce qui est une manière de décomposer la question du « démonique » chez Freud. La notion de « démonique » est d'ailleurs elle-même liée à la sphère du mythe.
Jean-Richard Freymann nous parle même de « mythologie de Lacan », en lien à la question du signifiant comme « mythe fondateur » de Lacan.
J'aimerais élaborer sur ceci de différentes manières.
Tout d'abord, la parole de Freud, relevant de la « métapsychologie », porte sur la
« sexualité infantile » et sur la « vie pulsionnelle ». Elle renvoie à la « doctrine des pulsions » qui est comme le dit Freud une « mythologie ». J’aimerais citer le passage exact de Freud : « La doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination »1.
Au regard de cela, on voit à quel point il est pertinent, comme le fait Lacan, de parler de
« mythe de l'Œdipe » – celui-ci organisant la mythique « vie pulsionnelle ».
Plus encore, c’est dans ce cadre que la mythologie du « signifiant » de Lacan vient approfondir la mythologie de la « vie pulsionnelle » de Freud.
Dès lors, ces deux mythologies de Freud et de Lacan peuvent nous apparaître comme des mi-dires permettant chacun de perlaborer les formations de l'inconscient habitant les paroles des analysants (et les paroles des analystes).
Si le mythe redouble le fantasme2 pour tamponner le choc du réel, eh bien cela implique qu'il permet au sujet à la fois – conflictuellement – de colmater et d'élaborer la mort. La mort comme 4e terme3.
Bref, le sujet ne peut que mal s'organiser avec sa mort, sachant que s'il s'organise (mal) avec, c'est déjà bien mieux que s'il ne s'organise pas du tout avec. Et qu'il y a plein de manières et de degrés dans le fait de (mal) s'organiser avec la mort.
Cela implique que, quelle que soit la demande narcissique du sujet vis-à-vis de son père, le sujet, s'il arrive à accéder à un peu de lucidité, ne peut attendre de son père qu'il s'organise bien avec la mort.
Toutefois, il est d'autant plus difficile au sujet d'arriver à apercevoir cela que le père, en tant qu'il vit, le protège de la mort4.
En somme, le sujet analyste ne peut attendre de Freud ni de Lacan, qui sont fantasmatiquement et mythiquement les pères de la psychanalyse (pour les dits « freudo- lacaniens »), qu'ils se soient bien organisés avec leur mort. Mais ils ont déjà eu le mérite de mal s'organiser avec elle. Ça n'est pas rien. Au sujet analyste déjà, au mieux, de (mal) s’organiser avec cela. Ça ne serait pas rien.
Bref, le mythe sous sa forme perlaborante5 permet dialectiquement de colmater et d'élaborer la mort.
Quid de Lacan ? La relation à la mort chez Lacan, Moustapha Safouan en traite6 pour montrer que c'est le problème central depuis lequel Lacan construit sa conception quelque peu narcissique de la transmission, qu'il va traverser, perlaborer, pour arriver au fait que la psychanalyse, chaque analyste (s'il déploie l'éthique de la psychanalyse), la réinvente.
Traversée formidable du symptôme, qui lui permet, vaille que vaille, de moins mal s'organiser avec la mort. Ce qui est beaucoup.
Et si réinventer la psychanalyse, c'est, pour le maître qu'est Lacan, laisser le sujet bricoler avec le signifiant, eh bien nous apercevons je crois en quoi la mythologie du signifiant ouvre, pour le sujet, la possibilité de moins mal s'organiser avec la mort – la sienne comme celle du père.
Bref, nous en arrivons à la profonde relation entre le symbolique et le père mort, que Lacan a éclairée.
Plus encore, nous apercevons aussi je crois en quoi la mythologie du signifiant nous permet aussi de moins mal nous organiser avec la mort qu'avec ce que Freud nous a légué, dans son « mythe de l'Œdipe ». Car ce dernier, dans les termes de Freud, implique, de la part du père, une rivalité avec le fils qui n'est pas sans entraver le travail analytique7.
Il reste que Freud, dans Un trouble du souvenir sur l'Acropole (lieu mythique par excellence), a lui aussi traversé sa propre relation au « mythe de l'Œdipe », pour en venir à formuler (avec Ferenczi, son élève qu'il a écouté) le fait que le fils peut (fantasmer de) dépasser le père8.
En somme, de ce point de vue, l'histoire de la psychanalyse, c'est avant tout l'histoire de mythiques et fantasmatiques traversées, permettant des retournements dialectiques9.
Cette histoire, je crois, nous gagnons à en rendre la dynamique. Sans avoir peur par là même d'écrire une épopée sans gloire.
Cela permettra de rejoindre ainsi le geste virgilien de Freud s'identifiant à Énée descendant voir les morts et se confrontant ainsi à la mort – ainsi qu'il l'indique dans l'incipit de la Traumdeutung :
« Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je saurai mouvoir l'Achéron » (Virgile,
Enéide, chant VII).
1 Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle », in XXXIIe des Nouvelles Conférences, GW XV, p. 101.
2 Comme l’avance Lacan, dans Le Mythe individuel du névrosé.
3 Voir, ici encore, Le Mythe individuel du névrosé.
4 Voir J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI., Le Désir et son interprétation, Le Seuil.
5 P. Aulagnier-Spairani, J. Clavreul, F. Perrier, G. Rosolato, J.-P. Valabrega, Le désir et la perversion.
6 Dans La psychanalyse. Science, thérapie – et cause.
7 M. Safouan, op. cit. ; mais aussi Ch. Azouri, « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », chez Arcanes-érès.
8 Ch. Azouri, op. cit.
9 Sur le retournement dialectique, voir J.-R. Freymann, L’inconscient, pour quoi faire ?, Arcanes-érès, 2018.