Intervention en visioconférence dans le Séminaire « Traumatismes, fantasmes, mythes »
J’ai intitulé mon propos : « Démythifier l’interprétation œdipienne », en référence à un texte de Marc Strauss1 dont je vais reprendre quelques idées originales. Mais avant cela, je vais évoquer quelques points au sujet de l’œdipe avec comme objectif d’approcher les soubassements des mythes.
Le premier point concerne la lecture des Études sur l’Œdipe de Moustapha Safouan2. Dans le chapitre « L’Œdipe est-il universel ? », il écrivait que « l’Œdipe n’est au fond qu’une forme culturelle parmi d’autres, qui sont également possibles pourvu qu’elles accomplissent la même fonction, qui est la promotion de la fonction de la castration dans le psychisme. » Tout l’axe de sa réflexion porte sur le père, ce qui lui permet d’avancer que « l’Œdipe, c’est la castration. »
Ensuite, quelques éléments repris à Jean-Marie Jadin qui était intervenu le 6 mars 2020 dans ce séminaire3. Il disait que le grand changement introduit par Lacan à propos du complexe d’Œdipe vient avant tout de ce qu’il considère le phallus autrement que ne le fait Freud. D’abord, Lacan fait du phallus une entité négative, ce n’est qu’un signifiant du manque. Il précise qu’en matière de phallus, il est nécessaire de distinguer l’être et l’avoir. Moustapha Safouan a écrit par ailleurs : « L’Œdipe est devenu avec Lacan, synonyme de la fonction phallique. » C’est pour lui le centre de gravité de l’œdipe.
Jean-Marie Jadin rappelait encore que quelques années après la création de la métaphore paternelle, Lacan a transmuté une fois de plus le complexe d’Œdipe de Freud. Il a cette fois relié les trois consistances du nœud borroméen, réel, symbolique, imaginaire à ce complexe d’Œdipe. Une question de nouage et d’écriture donc.
Enfin, le dernier point concerne un texte de Gisèle Chaboudez4, L’Œdipe de Lacan, qui met l’accent sur la question de l’aliénation-séparation, sur cette loi de retournement dialectique qui renvoie à la logique du poinçon.
****
L’interprétation œdipienne a fait le socle, au moins historiquement, de la réflexion psychanalytique. Pourtant, Lacan a critiqué et même condamné cette référence pour ce qui doit décider de l’interprétation analytique. Lacan s’est employé à combattre un certain usage de l’œdipe.
Mais avant d’en arriver à la démythification par Lacan de l’œdipe, il est tout à fait intéressant de remarquer qu’il l’a d’abord mythifié, plus exactement, il a cherché à faire de cette tragédie un mythe authentique, authentique au sens de la définition qu’en a donné Claude Lévi-Strauss, qui a attaché son nom à l’étude des mythes. D’un œdipe triangulaire, à 3 termes, il a cherché à en dégager 4 termes, conformément à la formule canonique des mythes qui est une formule décrite pour la première fois par Claude Lévi-Strauss en 1955 dans un article en anglais (The Structural Study of Myth), repris et popularisé en 1958 dans Anthropologie structurale5 (Chap. XI, « La structure des mythes »). Selon cette formule algébrique, le mythe est structuré autour de deux termes (a et b) et de deux fonctions (x et y), 4 termes donc, pouvant subir différentes inversions et permutations réalisant autant de possibilités de transformations du récit : inversions des termes (a et b), inversion entre terme et fonction (y et b), inversion d’un terme sur lui-même (a et non-a, ou a-1).
C’était l’un des objectifs de Lacan en 1953, comme on peut le lire dans son intervention au Collège philosophique, à l’invitation de Jean Wahl. Cette intervention, dont vous avez parlé la dernière fois, porte comme titre « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose ».
Nous pouvons constater dans ce texte que Lacan critique tout à fait explicitement tout le schéma de l’œdipe. Pour rappel, la superposition du cas freudien de « L’Homme aux rats » et d’un épisode de la jeunesse de Goethe permet à Lacan de dégager non pas 3 mais 4 éléments et a ainsi la structure d’un mythe. Il insistera notamment sur la question du dédoublement narcissique. Je cite Lacan :
« De quoi donc s’agit-il, dans ce mythe quaternaire, si l’on peut dire, que nous retrouvons si fondamentalement dans le caractère des impasses, des insolubilités de la situation vitale des névrosés ? Voilà quelque chose qui se produit pour nous avec une structure assez différente de ce qui traditionnellement nous est donné comme l’interdiction du père, le désir incestueux de la mère avec ce qu’il peut comporter comme effet de barrage, d’interdit, et diverses proliférations plus ou moins luxuriantes de symptômes autour de la relation fondamentale dite œdipienne.
Eh bien, je crois que ceci devrait nous mener à une discussion tout à fait fondamentale de ce que représente l’économie de la théorie anthropologique générale qui se dégage de la doctrine analytique, telle qu’elle est jusqu’à présent enseignée, à une critique de tout le schème de l’œdipe6. »
Il poursuit en disant qu’il n’a pas le temps de le faire mais qu’il ne peut pas ne pas essayer d’introduire le 4e terme dont il s’agit. Après nous avoir montré l’impossible recouvrement du père symbolique avec le père de la réalité toujours d’une quelconque manière carent, discordant, humilié, il nous dit quel est ce quart élément, c’est la mort.
Ce dont il s’agit dans cette structure quaternaire, nous dit-il, est :
« ce quelque chose qui est la seconde grande découverte de l’analyse, qui n’est pas moins important que la manifestation de la fonction symbolique de l’œdipisme pour la formation du sujet, c’est la relation narcissique, la relation qui est fondamentale pour tout développement imaginaire de l’être humain, la relation narcissique au semblable en tant qu’elle est liée à ce qu’on peut appeler "la première expérience implicite de la mort". »
Ce n’est pas ici la mort réelle. C’est de la mort imaginaire et imaginée qu’il s’agit dans la relation narcissique. C’est également de la mort imaginaire et imaginée, en tant qu’elle s’introduit dans la dialectique du drame œdipien, qu’il s’agit dans la formation du névrosé.
Dans le texte auquel je faisais référence tout à l’heure, Marc Strauss remarquait à ce propos que l’assomption de l’être pour la mort, qui est une théorie de la fin d’analyse à cette époque, est implicite dans ce texte, explicite dans d’autres. Elle serait la solution des impasses névrotiques auxquelles conduit l’œdipe pathogène (le terme est de Lacan).
La finalité d’une analyse s’exprime donc différemment selon qu’on se réfère au roman freudien ou au mythe lacanien.
Avec Freud, le sujet doit, grâce à l’analyse, lever le refoulement et l’amnésie infantile et ainsi se défaire de ses fixations œdipiennes infantiles.
Pour Lacan, le sujet doit s’assumer, en s’y reconnaissant, à cette place quatrième de la mort pour pouvoir se déprendre des effets pathogènes des identifications narcissiques, impossibles à accorder entre elles que lui fournit sa constellation familiale.
La critique de Lacan porte donc sur l’usage du complexe d’Œdipe dans l’interprétation qui avait cours dans les années 1950.
De ce point de vue, Lacan met mythe et roman sur le même plan, celui de « donner forme à une impossibilité », non pas simplement factuelle mais a une impossibilité de structure, formule qu’il énonce en 1974 dans Télévision7, mais déjà présente en 1953 dans Le mythe individuel du névrosé. Je cite :
« Il y a là une sorte d’ambiguïté, de diplopie, une situation qui fait que l’élément de la dette est placé en quelque sorte sur deux plans à la fois, et c’est précisément dans l’impossibilité de rejoindre ces deux plans que va se jouer tout le drame du névrosé, comme si c’était en essayant de les faire se recouvrir l’un l’autre qu’il faisait une sorte d’opération tournante, jamais satisfaisante, qui n’arrive jamais à boucler son cycle. »
Pour en revenir à l’interprétation.
Avec Freud, l’interprétation par l’attachement ou les fixations œdipiennes infantiles est une sorte d’« explication » du symptôme, qui se dissoudrait une fois qu’il serait mis à jour avec cette explication. Dès le tournant des années 1920, cette interprétation par illumination avait pourtant déjà perdu tout effet de surprise.
J’en viens maintenant à l’interprétation équivoque de Lacan qui vient assez tardivement dans son enseignement et qui doit jouer contre le sens, qui met en évidence le réel de lalangue et qui est selon les mots de Lacan non-sens, ab-sens, dé-sens, autre que le sens.
À suivre Marc Strauss, l’usage de l’équivoque n’est pas suffisant pour relever d’une analyse orientée par le réel car l’utilisation de l’équivoque peut très bien amener à un plus-de- sens. Et ces plus-de-sens peuvent très bien converger vers un comble du sens, un sens du sens, un sens dernier qu’on peut appeler un fantasme.
Pour illustrer cela, Marc Strauss donne un exemple clinique d’une patiente qui rêve de l’acteur Georges Brasseur. À propos de ce nom, Brasseur, elle associe beaucoup de choses au cours de sa cure mais ce rêve continue de l’obséder jusqu’au moment où une sorte de lumière jaillit en elle : « bras-sœur ». La sœur, et les bras de la sœur. Un sentiment d’évidence s’impose à elle, elle le sait, c’est là la clé de son rêve. S’ensuivent toute une série de souvenirs et de considérations sur cette sœur jusqu’à ce que ce rêve et ce nom disparaissent de ses préoccupations.
On le voit ici à travers l’exemple donné, il y a apparition d’un sens nouveau grâce à l’équivoque, mais sens quand même et qui n’exprime pas pour autant sa cause.
Nous en arrivons là au point où Lacan a dû prendre en compte d’autres types de jouissances que la jouissance phallique. Il y a une jouissance propre à la langue, en dehors de sa prise dans la chaîne des signifiants, hors sens, et donc hors mythe, et c’est alors lalangue.
C’est de toucher à lalangue que l’on sait que l’on est dans l’inconscient et qu’il n’y a plus rien à en dire car elle n’a plus aucune espèce de sens. « On le sait, soi », disait Lacan.
Mais est-ce si vrai qu’il n’y a plus aucune espèce de sens. Qui décide de cet épuisement du sens, et sur quels critères ? « On le sait, soi ». Mais comment le sait-on ?
En revenant à l’exemple clinique évoqué ci-dessus, si l’analyste lâchait, à l’occasion, un « Ah, Pierre Brasseur ! », l’analysante serait probablement amenée à reconsidérer ce rêve et il reprendrait pour elle une valeur énigmatique. Cela montre que l’énigme ne va pas sans transfert, sans la supposition qu’une vérité y est encore scellée. Supposition qu’elle fera parce qu’elle supposera à l’analyste qu’il n’a pas fait cette intervention sans raison.
Autrement dit, le transfert, la mise en fonction de l’Autre comme lieu de la vérité, et la supposition d’un sens supplémentaire à découvrir sont homologues.
C’est-à-dire, que tant que la fonction du sujet supposé savoir est mobilisable, nous pouvons dire qu’une formation de l’inconscient a toujours encore un sens. Et inversement, quand la supposition de savoir, c’est-à-dire l’attente du savoir de l’Autre, est épuisée, alors le sujet se sait dans l’inconscient.
L’interprétation démythifiée ne serait ainsi pas seulement le recours à l’équivoque comme s’opposant au sens œdipien, ce serait une interprétation qui vise un autre mythe, le mythe du sujet supposé savoir.
Tant que la fonction du sujet supposé savoir est mobilisable, il y a toujours encore un sens jusqu’au moment où l’on arrive à appréhender la logique si paradoxale du signifiant qui fonctionne dans le mouvement d’une cure analytique. Jean-Marie Jadin le soulignait8 ainsi :
« Cette logique se retrouve dans la paire signifiante. S1 est d’autant plus S1 qu’il est représenté auprès des S2. (…) L’analysant saisit d’autant plus son message comme propre qu’il lui est revenu de l’Autre. L’Un n’est Un que de l’Autre. L’Autre n’est l’Autre que de l’Un. Le savoir dans l’Autre, dans l’analyste, n’est qu’une supposition ; le savoir est dans l’Un, l’analysant, qui n’est Un que de l’Autre. Ce qui fait qu’en réalité comme le dit Lacan, "Il y a de l’Un, mais il n’y a rien d’Autre". L’Un, je l’ai dit, dialogue tout seul, puisqu’il reçoit son propre message sous une forme inversée. C’est lui qui sait, et non pas le supposé savoir. L’effet de vérité tient à la découverte de la variable S1 dans S2. Tel est le savoir qu’il y a dans l’Unbewuβt, dans le mot d’Unbewuβt. »
Pour finir, une interprétation devrait idéalement faire résonner et le réel, le réel de lalangue, le réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, et le sens, qui est de l’imaginaire pris dans le symbolique. Mais, « une interprétation ne donne par ailleurs pas de prise de conscience, pas de savoir supplémentaire, si ce n’est le savoir sur le fonctionnement signifiant ; elle a juste un effet d’une-bévue9. »
- M. Strauss, voir article « Démythifier l’interprétation » sur le site internet : http://lacan-liège.be/wp- content/uploads/2018/08/STRAUSS.pdf
- M. Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.
- J.-M. Jadin, « La structure Œdipienne », conférence FEDEPSY, Séminaire « Traumatismes, fantasmes, mythes », Strasbourg, 6 mars 2020. Site : fedepsy.org.
- G. Chaboudez, voir article « L’Œdipe de Lacan », dans Figures de la psychanalyse n° 29, Toulouse, érès, 2015.
- C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974.
- J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Le Seuil, 2007.
- J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974.
- J.-M. Jadin, Écritures de l’inconscient. De la lettre à la topologie, Toulouse, Arcanes-érès, p. 323.
- Ibid., p. 328.