Intervention Jean-Louis Doucet-Carrière lors de la formation APERTURA "Place de la psychanalyse dans les thérapeutiques actuelles" qui a eu lieu le 24 novembre 2018.
« Donner joie à des mots qui n’ont pas eu de rente tant leur pauvreté était quotidienne. Bienvenu soit cet arbitraire. » René Char
La parole et le langage sont consubstantiels à toute démarche thérapeutique. Sans parler bien sûr de la place de la parole dans une séance d’analyse ou de thérapie analytique, une prescription médicamenteuse, une sismothérapie, une séance d’hypnose, une séance de TCC sont toujours le fruit de la demande verbalisée du soigné et sont toujours accompagnées par la parole et le langage du soignant. Je poserai en préambule à cet exposé qu’il y a deux choses auxquelles un être humain ne peut échapper, ce sont le langage et la jouissance. Cet enfermement rend, à mon sens, toute prise en charge thérapeutique d’autant plus complexe que langage et jouissance ne peuvent être désintriqués.
La psychanalyse est une méthode, en grec méta hodos – c’est-à-dire un chemin qui va au-delà, plus loin, chemin inventé par Freud pour aborder l’inconscient tel qu’il l’a conçu, à savoir comme le lieu des pensées refoulées car inacceptables pour la conscience. Ce chemin se construit grâce à une technique qui s’appuie sur une théorie. Parmi les concepts fondamentaux de la théorie analytique, le transfert est un de ceux qui, me semble-t-il, a dépassé largement le cadre strict de la psychanalyse pour venir définir de façon très généralece qui se joue dans la relation thérapeutique au sens large. Une question se pose donc d’emblée et qui est la suivante : « Peut-on se passer du concept de transfert dans la dimension du soin ? » C’est, à mon sens, un point très important où il faut s’arrêter un instant. « Un même mot n’est pas un même concept », disait Bachelard. Il est certain que ce terme de transfert peut se subsumer dans celui d’empathie, de confiance voire même dans celui de croyance ou de certitude. Toutefois, en psychanalyse, il a une dimension très précise et, pour Lacan : « Le transfert c’est la mise en acte de la réalité de l’inconscient », mise en acte qui s’instaure dès que le soignant est placé dans une position de Sujet Supposé Savoir. La position de quelqu’un qui en sait un bout sur la question qui torture un patient, c’est celle qui est donnée à tout soignant quelles que soient ses références théoriques. En cela elle renvoie chaque patient à une position infantile, à la position qui était la sienne face aux instances tutélaires qui l’ont guidé dans ses apprentissages.
Mais là où la théorie psychanalytique se singularise, c’est qu’à la différence des autres approches thérapeutiques, ce n’est pas à un savoir constitué que l’analyste se réfère, mais à un savoir qui doit émerger de cette dimension transférentielle. Là, l’argumentaire qui nous est proposé aujourd’hui pose une question incontournable et que, je crois, on pourrait reformuler ainsi : « Quelle place pour le concept d’inconscient, au sens freudien de pensées refoulées, dans les thérapeutiques actuelles ? » Ou autrement dit : « Le concept d’inconscient est-il toujours recevable face à l’apport de la neuropharmacologie, des neurosciences mais aussi face aux mutations si rapides de notre société tant sur le plan technoscientifique que dans ses dimensions relationnelles et qui sont, en particulier, à l’origine de ces nouveaux diagnostics évoqués ici même il y a quelques mois ? »
La différence radicale entre la psychanalyse et les autres thérapeutiques me semble pouvoir être réduite à celle qui existe entre le signe et le signifiant. Vous m’excuserez de reprendre ces définitions bien connues mais je crois qu’il est important ici de les rappeler. Selon Peirce « un signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un » alors qu’un signifiant, au sens lacanien, est « ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Je crois que, à la suite de Peirce, il faut introduire un troisième terme qui peut, peut-être, faire lien entre ces deux concepts ainsi définis, c’est le terme d’indice. Dans le dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey nous dit que le mot indice vient du latin indicium lui-même dérivé du mot index qui est composé de in (dans, à l’intérieur) et des éléments dex-dictis, représentant la racine indo-européenne deik-dik qui veut dire « montrer » et qui avait à l’origine un caractère religieux ou juridique, que l’on retrouve dans le latin dicere qui a donné le mot dire. De façon très laconique, on peut soutenir qu’il y a déjà la dimension du dire dans l’indice et dans l’indicible. Cela n’est pas sans intérêt. En effet dans toute clinique, nous nous attachons à repérer des indices, c’est-à-dire des éléments qui nous indiquent que là il y a une trace, là surgit un événement qui singularise la souffrance à laquelle nous sommes confrontés. Cette singularité, la médecine en fait un signe évocateur ou même parfois, pathognomonique d’une affection répertoriée dans la nosographie, le psychanalyste, lui, va aussi en faire le signifiant de l’émergence d’une subjectivité. Si je reviens sur ces notions fondamentales, c’est que ces deux dimensions, celle du signe et celle du signifiant, ne sont absolument pas exclusives l’une de l’autre, elles coexistent au sens où deux théories différentes peuvent recouvrir la même réalité clinique sans qu’aucune des deux ne la dénature. Pour imager cela, je rappellerai que cela n’est pas parce qu’il est difficile de savoir si la lumière est de nature corpusculaire ou ondulatoire que la lumière du jour ne nous inonde pas tous les matins !
Je l’ai dit il y a un instant, la parole et le langage supportent tout acte thérapeutique. La contrainte du signe clinique ne doit pas obérer la dimension féconde du signifiant. C’est l’élément biographique notamment qui pourra nous permettre de remonter du signe au signifiant. C’est en cela que la réponse à la question qui nous occupe aujourd’hui pourrait être, pour l’instant, celle-ci : c’est la position du soignant par rapport aux dires du soigné qui va de facto donner, ou pas, une place à la méthode analytique au centre du cortège des thérapeutiques actuelles.
Plutôt que distinguer en parlant de psychanalyse, la cure-type, les psychothérapies psychanalytiques, il me semble que le point capital, pour ce qui nous occupe, est la manière qu’aura le soignant d’accueillir la parole du soigné. On connaît l’aphorisme de Marivaux qui soutient que « bien écouter c’est déjà presque répondre. » Dans le séminaire XI, Lacan rappelle cette formule qui est très proche de celle de Marivaux : « L’art de l’écoute équivaut presque à celui du bien dire. »
À la différence de la prise en charge somatique qui, elle, peut s’appuyer sur des signes physiques, fonctionnels, ou les données des examens complémentaires, la démarche de soin psychique ne peut s’appuyer que rarement sur des signes para-cliniques, sa seule ressource ne repose le plus souvent que sur l’observation du patient et sur la manière dont celui-ci fait fonctionner sa parole dans le champ du langage. Dans les deux cas, cependant, la rencontre clinique s’attache à une recension, la plus rigoureuse possible, des données de l’entretien. Mais là où l’approche médicale va s’attacher à repérer un indice, indice qu’elle pourra élever à la dignité d’un signe qui s’intégrera dans un corpus de connaissances constituées a priori, l’approche psychanalytique devra être à même de se laisser surprendre par ce que le poète René Char appelle « la pauvreté quotidienne » d’un mot. Cette pauvreté n’est évidemment qu’apparente, elle est aussi indicielle, car une écoute exercée pourra en faire un signifiant qui, lui, rend compte de l’économie pulsionnelle du sujet de l’inconscient.
J’ai eu le plaisir d’exercer pendant plus de vingt-cinq ans la médecine générale, et ma rencontre avec l’expérience de l’inconscient a radicalement modifié ma pratique, non pas dans le sens d’une «psychologisation » de la maladie mais dans la mesure où il m’est rapidement apparu que la souffrance (dans tous les sens de ce terme, à la fois douleur mais aussi attente), la souffrance des patients ne pouvait souvent pas se réduire à la demande qu’ils formulaient.
Il me paraît important de ramener ici un cas clinique issu de mon expérience personnelle qui, du moins je le souhaite, éclairera mon propos.
En introduction, je rappellerai que, pour Lucien Israël (1968, p.184) :« Les traces mnésiques des situations au cours desquelles le corps a éprouvé quelque chose qui dépasse habituellement les mots, douleur ou jouissance, sont le plus souvent sans aucun rapport formel ou logique avec l’événement, comme ces balises qui signalent l’existence d’une épave engloutie sans fournir aucune information sur sa nature. »
À mon sens, ces balises sont ces indices qui ne doivent jamais cesser de nous étonner. Pascal, 45 ans, m’appelle pour la première fois, car, depuis le matin, il ne sent plus son côté gauche. Je rencontre un homme d’allure sportive, en très bon état général. Les symptômes qu’il décrit sont en faveur d’une hémiparésie gauche. La TA est excessive à 22/12. Il souligne qu’il a une sensation de faiblesse musculaire de tout l’hémicorps gauche. L’examen neurologique n’objective pas de troubles moteurs ni de signes pyramidaux. Je ne trouve rien d’anormal à l’examen de la sensibilité. L’angoisse est à son paroxysme. Je fais hospitaliser Pascal et continue à le voir régulièrement à l’hôpital. La symptomatologie ne s’aggravera pas, il ne « complétera pas » son hémiplégie comme l’on dit dans notre jargon. Les examens neurologiques complémentaires, Doppler des vaisseaux du cou, Scanner, IRM s’avéreront normaux. Par contre, est découverte une insuffisance coronarienne sévère. Pascal sort du CH et reprend son métier de petit commerçant. C’est à ce moment-là que je peux commencer à connaître son histoire.Pascal a perdu son épouse dans un accident de voiture où sa responsabilité en tant que conducteur n’était pas en cause. Il n’a plus aucun contact avec sa belle-famille. Il n’a jamais pensé à refaire sa vie. Tous ces éléments, j’ai l’impression de les arracher à Pascal. Il en parle difficilement et, d’ailleurs, il parle très difficilement depuis cet épisode neurologique, comme si les mots n’arrivaient pas à sortir de sa bouche. Il consulte à de nombreuses reprises un spécialiste qui ne trouve pas d’anomalies organiques et préconise un traitement par magnésium. J’arrive à savoir que l’année qui vient de s’écouler a été très difficile pour lui. Jusqu’à il y a peu de temps, Pascal vivait de revenus obtenus par des placements en bourse, mais m’explique-t-il, au moment de la guerre du golfe, il a tout perdu en une journée. Le peu qu’il a pu sauver, il l’a placé dans ce petit commerce où, en travaillant 18 h par jour, il arrive tout juste à gagner l’équivalent du Smic. De plus, il vient de perdre sa mère des suites d’un accident vasculaire cérébral dans le cadre d’une HTA de fond. L’hypertension de Pascal est bien équilibrée par un traitement lourd. Les problèmes de voix persistent mais, comme il le dit lui-même : « Il y a des moments où je parle tout à fait normalement. » Pascal se fait surveiller très régulièrement et, à mes questions sur sa vie extra- professionnelle, il me dit qu’il a une nouvelle amie mais qu’il a de grosses difficultés sexuelles, difficultés qu’il n’avait jamais connues jusqu’à présent. « Est-ce que ça n’est pas un médicament qui me rend impuissant ?... J’ai lu sur la notice du DETENSIEL que ça pouvait arriver. » Pascal va développer quelques mois après une pathologie coronarienne très grave avec crise d’angine de poitrine au moindre effort. Les examens complémentaires en révélant des lésions diffuses excluent toute possibilité chirurgicale. Pascal tient à être au courant de la gravité de son état. Le traitement s’alourdit, les crises sont de plus en plus fréquentes, les problèmes de voix et d’impuissance persistent. Avec le cardiologue, nous demandons sa mise en invalidité qui est accordée sans réserve. Dans le mois qui suit, les crises d’angor diminuent de façon inespérée, la TA s’équilibre et permet une diminution du traitement. Pascal n’a plus fait de crises depuis plusieurs mois malgré une bonne activité physique et en gardant une épreuve d’effort cardiaque très pathologique. Les problèmes de voix persistent de façon sporadique. Les problèmes sexuels, alors qu’il continue le DETENSIEL, ont disparu. Je lui reparle de ses problèmes de voix et de leurs moments d’apparition : « C’est l’année où j’ai fait "mon hémiplégie", quand j’ai fait de mauvaises affaires et que j’ai perdu ma mère, je ne savais pas ce que j’allais devenir. » « Vous ne saviez plus quelle voie emprunter ? » Pascal rougit jusqu’aux oreilles : « Ah, docteur, le jeu de mots ! » Nous en restons là. Le symptôme clinique de la voix chez Pascal, je le pense comme étant la mise en acte d’un fantasme qui soutient son désir et lui permet de se préserver une intégrité dans cette histoire pathologique si grave. Pour Lucien Israël : « Le discours de l’hystérique est troué et dans ce trou, quelque chose apparaît qui ne devrait pas effrayer le médecin. (…) Ce qui apparaît dans ce trou, c’est le corps. » Il faut rester un instant sur cette vignette clinique. Pascal en marge de sa lourde pathologie organique, perd la voix, par moments ; de temps en temps il parle normalement. Ce trouble de la voix l’a tout de même poussé à consulter : « vous n’avez rien, c’est nerveux, prenez du magnésium » lui est-il répondu. Alors Pascal parle de moins en moins souvent normalement, mais il parle de plus en plus souvent de son trouble, il veut aller voir un autre professeur, faire d’autres examens... une IRM ? Depuis cette consultation, Pascal ne s’est plus jamais plaint de ce problème. « Cela veut-il dire qu’il suffit de faire un jeu de mots pour qu’un patient ne nous ennuie plus avec un symptôme fonctionnel ? ». Sûrement non, mais quelquefois pourquoi pas ? Pourquoi pas si ce jeu sur le mot, le jeu sur l’équivocité signifiante, redonne un sens à la plainte du patient, ou plutôt redonne à Pascal toute sa dignité subjective. Ce signifiant fait tatouage chez Pascal, c’est un trait unaire auquel il peut s’identifier grâce à l’équivocité de sa parole dans le champ de la jouissance. Pascal ne sait plus où il en est ; il a une maladie qu’il sait être très grave, il a de l’HTA comme sa mère qui vient d’en mourir, dont il a été définitivement séparé ; il a de gros problèmes financiers qu’il n’arrive pas à résoudre même en se tuant à la tâche. Pas d’horizon, pas de futur dans lequel se projeter : il est sur une voie sans issue. Est-il dépressif ? Malgré tous ces malheurs, Pascal n’a aucun signe clinique de dépression, pas d’idée de mort, pas de troubles du sommeil ou de l’appétit, il fait même paradoxalement quelques projets, il ne paraît même pas triste.
Mais tout de même, par moments, ses difficultés actuelles le laissent sans voix… Prendre le corps à la lettre disait Serge Leclaire… Pascal nous livre un in-dice avec cette voix qui lui échappe, l’anamnèse biographique permet de situer que quelque chose « reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » pour reprendre une formule lacanienne et cela nous autorise à recueillir la pauvreté de cet indice pour lui donner la richesse du signifiant.
Dans son film de 1931, M le maudit, homophone au titre que j’ai donné à cette conférence, le cinéaste Fritz Lang nous raconte l’histoire terrible d’un meurtrier d’enfants. Il est bon de rappeler que ce meurtrier est retrouvé grâce au témoignage d’un mendiant aveugle qui le débusque grâce au refrain que l’assassin chante dans la rue, il en fait part à un de ses compagnons d’infortune qui arrive à tracer la lettre M dans le dos du manteau du coupable afin qu’il puisse être confondu, ce qui sera rapidement le cas. Les paroles du meurtrier traduisent une angoisse psychotique tragique : « Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu’il y a quelqu’un derrière moi. Et c’est moi-même ! (…) Quelquefois c’est pour moi comme si je courais moi-même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n’y arrive pas ! Je ne peux pas m’échapper ! (…) Quand je fais ça, je ne sais plus rien… Ensuite je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j’ai fait, alors je me questionne : J’ai fait cela ? »
Autorisons-nous une fiction clinique. Comment ne pas évoquer, dans le fait que c’est un mendiant aveugle qui permet de débusquer l’assassin, la figure tragique de Tirésias rendu aveugle pour avoir vu la nudité d’Athéna ? La vision du réel nous rend aveugle ! « Le réel comme la mort ne peuvent se regarder fixement » souligne Lacan paraphrasant La Rochefoucauld. Un de ses congénères trace une lettre dans le dos du meurtrier assoupi. Cette lettre identifie tragiquement le psychopathe. Mais cette lettre reste, dans cette fiction clinique, du côté du réel, elle n’est pas récupérée par une chaîne signifiante qui la lierait à d’autres lettres et relancerait une dynamique désirante. « Le soliloque en clin d’œil de l’indice à l’état pur ressemble à un silence de mort » soutient le philosophe Régis Debray. Dans ce film, l’indice reste du côté du signe qui représente le meurtrier pour la meute qui le poursuit. Que pourrait-il arriver d’autre à ce grand malade dont les paroles nous révèlent un « inconscient à ciel ouvert ». Des paroles qui confirment tragiquement que le psychotique reste aliéné au registre des signes. Souvenons-nous que Freud précise très tôt que dans la psychose les mots sont traités comme des choses. L’indice qui pourrait devenir signifiant reste aliéné au signe, définitivement !
Comment ne pas évoquer aussi l’ouvrage capital de Serge Leclaire On tue un enfant. Ce meurtre symbolique, cette première mort dont parle Leclaire, n’est-elle pas chez M le maudit prise au pied de la lettre, à quelle nécessité pulsionnelle pourrait répondre ce meurtre ? Vous me pardonnerez cette escapade cinématographique mais elle me paraît à même de déplier, d’expliciter, ce qui ne doit pas être éludé dans une démarche de soin, à savoir que le langage associe à l’ordre impeccable des signes le désordre structurant du signifiant. Certes, la recherche médicale, quel que soit le domaine auquel elle s’intéresse, n’a que faire de la réalité de l’inconscient, pour autant, même si selon Heidegger « La science ne pense pas », les scientifiques sont pris dans la parole et le langage, les médecins qui bénéficient des découvertes de la science le sont tout autant et les sujets en souffrance n’ont eux aussi que ces outils-là pour l’exprimer. On sait que Freud fonde l’expérience du langage sur le retour du refoulé inconscient. Je l’ai dit en introduction à cet exposé, le transfert est la mise en acte de la réalité de cet inconscient freudien, il est selon Lucien Israël le lieu de rencontre avec l’inouï.
La richesse de la séméiologie, les stupéfiants progrès de la chimie et de l’imagerie ne suffisent souvent pas à obérer l’opaque densité d’un symptôme. Le transfert, comme mise en acte de la réalité de l’inconscient peut permettre, pour qui s’y autorise, d’éclairer le symptôme en laissant le soignant se laisser surprendre par la « pauvreté quotidienne » d’un signifiant. En prenant le symptôme à la lettre comme chez Pascal, l’aliénation au signe corporel peut, pour un temps, céder la place à l’aventure métaphorique du signifiant. J’utilise à dessein ce terme d’aventure. En effet, en me référant aux réflexions de Giorgio Agamben, je vois dans le désir de soigner l’acceptation à se lancer dans une aventure, au sens où l’on peut définir ce terme comme une décision de partir à la rencontre du réel.
Agamben se réfère aux Saturnales de Macrobe où il est avancé qu’à la naissance de chaque homme président quatre divinités : Daïmon, Tyché, Éros, Ananké (Le Démon, la Fortune, l’Amour et la Nécessité), Goethe en rajoutera une cinquième : Elpis, l’Espérance. Je cite Agamben : « Tout homme se trouve pris dans l’aventure, tout homme a donc à faire avec Daïmon, Éros, Ananké, Elpis. Ils sont les visages – ou les masques – que l’aventure – la Tyché – lui présente à chaque fois. » Je crois que toute l’aventure thérapeutique peut se retrouver dans cette citation. Chaque acte thérapeutique est une tentative d’affronter le réel, c’est un travail sur la jouissance du corps-parole, jouissance qu’Éros doit amputer pour que surgisse Daïmon, le génie apaisant. Par la grâce d’Eros, Daïmon peut advenir et se soustraire, pour un temps, à Ananké. C’est Elpis qui permettra de relancer Éros qui à chaque rencontre manquée avec Tyché se retrouve sous le joug d’Ananké. J’ai avancé que le vivant humain ne pouvait échapper ni au langage ni à la jouissance. Échapper à la jouissance, ce serait échapper définitivement à la mort. Nous savons depuis 1920 et le texte capital de Freud sur un « au-delà du principe de plaisir » que ces tentatives répétées de rencontre avec le réel n’ont qu’une visée qui est l’obtention de jouissance.
Freud a assis sa théorie de l’existence de la pulsion de mort sur la compulsion de répétition. Dans le Séminaire XI, Lacan, en référence à Aristote, nous montre comment l’Automatisme de répétition, l’Automaton d’Aristote, nous lance dans l’aventure de la rencontre de la Tuché, la Tyché. Cette rencontre est toujours une rencontre manquée, toujours manquée car elle échoue à saisir le réel. De même la fonction de la parole dans le champ du langage ne permet pas de saisir toute la vérité. « Je dis toujours la vérité, mais à la dire toute les mots manquent et c’est en quoi la vérité tient au réel » nous rappelle Lacan. Traquer le signe, c’est traquer le réel, c’est, à mon sens, indispensable dans une démarche de soins. Mais cette traque, aussi étayée qu’elle soit par les outils de la techno-science, est toujours prise, in fine dans les rets de la parole et du langage qui nous emprisonnent toujours en présence du grand Autre, ce lieu où, selon Lacan, la vérité balbutie.
Il y a toujours une malé-diction qui touche la vérité, car, comme l’affirmait Freud, « Il faut bien que la sorcière s’en mêle ! » La sorcière métapsychologie qui fait en permanence bouillir le réservoir pulsionnel du ça, subvertit sans cesse l’ordre convenu du langage. Maudite sorcière qui nous assujettit à notre discours, à ce Mot-Dit qui nous dévoile comme sujet au moment même où nous nous réfugions dans la cellule des signifiés.
Alors, quelle place pour la psychanalyse dans les thérapeutiques actuelles ? Ne pouvons-nous pas avancer de façon très laconique que cette place sera toujours là où, dans le théâtre de la clinique, un fauteuil sera réservé à l’écoute de ce qui est maudit par chaque sujet, dans chaque sujet et qui se révèle dans l’énonciation du mot-dit ?
Tout ceci sans oublier ce que soutient le Pr François Jacob, prix Nobel de médecine : « Nous sommes un mélange de protéines et de souvenirs, d’acides nucléiques et de rêves. »