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À partir de « la Direction de la cure et les principes de son pouvoir »

par Frédérique RIEDLIN, avril 2022

Dans son séminaire, Jean-Richard Freymann met au travail la thématique de recherche des « fins d’analyse ». En articulation avec les élaborations en cours, Frédérique Riedlin nous propose une lecture de l’article de Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »[1] : le texte intégral sera disponible prochainement sur le site fedepsy.org. Nous vous proposons ici des extraits des premières pages, en guise de mise en bouche…

« Nous entendons montrer en quoi l’impuissance à soutenir authentiquement une « praxis », se rabat comme il est en l’histoire des hommes communs, sur l’exercice d’un pouvoir »

J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », 1958

À me proposer ainsi de relire un classique de Lacan - si l’on peut véritablement qualifier un texte de Lacan de « classique » - Jean-Richard Freymann, me permet entre plusieurs point d’entrées possibles ici, de tenter d’inscrire une lecture dans deux problématiques au travail dans les échanges et élaboration au sein de la Fedepsy et de l’Ecole psychanalytique de Strasbourg actuellement : celle de l’élaboration des paramètres de la consultation médicale, de manière générale et plus large, et celle plus spécifique à la pratique, d’élaborer un peu comment se décline l’ « être psychanalyste aujourd’hui », en rapport à une nouvelle génération d’analystes. Dans le même mouvement d’actualisation, en fond - à la place du mort du bridge, dont nous allons parler ici, se tient l’énigme des fins d’analyse, là où pour la psychanalyse depuis les premières divergences sur la fin de l’analyse, entre Freud et Ferenczi, finalité et terminaison sont liées, déterminent et étayent le désir de l’analyste.

Mon premier axe vient donc comme de l’extérieur, à la manière de la « psychanalyse en extension » et concerne le lien social au-delà de la cure analytique, un rapport à la pratique médicale, qui prenne en compte la question de la consultation dans son exercice. Il me semble que cet axe n’est pas dénué d’actualité, puisqu’il a été un point de mobilisation de la psychanalyse qui a inventé son offre d’écoute à sa manière à ce moment-là, selon les écoles et groupes, mais aussi des psychanalystes, pris par des fonctions institutionnelles par ailleurs – psychiatre, psychologue, enseignants, dans l’urgence « hospitalière » de ces dernières années, voire, dans l’accueil post-traumatique des réfugiés de guerre, post-attentat, ou ne serait-ce que dans une activité où ils soutiennent un espace-temps d’écoute dans tous les services. Certes, ils n’y sont pas officiellement en tant qu’analystes, mais c’est à ce titre, que se constitue là une clinique psychanalytique – qui peut étendre ses pratiques pour nourrir une modalité particulière de l’entretien et améliorer le soin.

C’est le travail entrepris avec CAFER, mais pas seulement : la psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie, nous enseignent que quelque chose du soin, du thérapeutique, de la « prise en charge » médicale, se joue aussi dans et au moment de la consultation elle-même, quand on l’ouvre à la dimension d’un « colloque singulier ». À tel point que l’on organise des cours sur la « relation soignant-soigné », comme si quelque chose là pouvait être maîtrisé et essentiellement dans le sens de « prévenir » les effets de paroles : mais bien souvent, en voulant reconnaître la part de la rencontre, de l’adresse, de la demande, de l’asymétrie qui s’y joue, entre « l’attente anxieuse » disait Freud du patient et le savoir et savoir supposé du médecin, on tend souvent pour « faire science ou expertise », à une formalisation qui vient recouvrir ce qu’elle prétendait appréhender. À savoir les manier, au contraire, il s’avère que souvent, les « effets de paroles » ou je dirais peut-être « les effets de désir » dans l’écoute, libèrent le champ médical, somatique de la part enkystée par l’inconscient : la psychanalyse en effet, met à jour ce qui fait le lien inconscient entre le psychique et le somatique, c’est ce qui apparaît de manière symbolique dans le récit d’une séance de kinésithérapie menée par Boris Dolto, le mari de Françoise Dolto, dont témoigne, admirative, sa fille Catherine Dolto[2]. À ne pas reculer à questionner sur le vécu de la patiente, il se risque à sortir du champ de la découpe de l’organe endolori, ici le genou, et permet de faire advenir à la conscience par ses questions, un lien inconscient, ce que cette douleur au genou venait symboliser aussi et signifier. Pas de miracle ici, heureusement, ni de substitution, personne ne se met à marcher sur l’eau, guéri, mais l’engagement du soin, qui faisait résistance, est libéré : l’abord du genou, déchargé de l’enjeu inconscient, est plus accessible au soin, et Boris Dolto commence son massage.

Ainsi, l’entretien permet-il peut-être parfois sans se substituer à la réalité de la maladie, de déminer le champ de la part de jouissance inconsciente autour la maladie, pour aborder chacun dans son lieu le traitement physique et psychique nécessaire.

Dans l’actualité, éminemment « catastrophique », les psychanalystes ont donc été mobilisés indirectement pour des consultations d’urgence, de soutien aux soignants, aux citoyens pris dans les affres du covid, du confinement/déconfinement, d’une précarité renforcée, d’accueil de réfugiés. Poursuivant là le travail d’élaboration d’une clinique psychanalytique, à l’écoute de l’urgence sociale, sanitaire, il ne s’agit pas de penser seulement la question de la cure analytique, mais l’extension de son geste et de sa découverte, à toute situation d’adresse d’une souffrance, tant l’éthique de la psychanalyse à cet endroit, est garante a minima d’une réflexion et d’une réflexivité, d’un repérage de sa propre part, marge de manœuvre, positionnement, dans le démêlé de ce qui s’impose, comme faits, comme actes, des effets de perplexité, d’angoisses massives, de sidération et d’écrasement du débat démocratique.

Sur cet axe, deux éléments en introduction : je me posais la question de faire valoir là une différenciation évoquée par J.-R. Freymann, entre « effets de paroles », pas encore « d’interprétation », qui à la fois peuvent se travailler à partir de la référence psychanalytique, mais ne s’y spécifient pas, je me posais la question d’un « effet de désir » aussi, peut-être un « effet d’entendement » selon le terme de Lacan dans ce texte: « l’effet de parole » à l’intersection entre la cure psychanalytique, la psychothérapie d’inspiration analytique dans les institutions, et l’import du « savoir ce que parler veut dire », nommé ainsi par S. Leclaire, comme le propre du savoir analytique, à l’amélioration des soins en consultation. Ni interprétation, ni réponse préconçue au prix de réduire l’adresse, la rencontre, le singulier au déjà vu et su, il me semble que « l’effet de parole » est a minima un effet ouvrant, là où une parole crée surprise, sens nouveau, de la présence, de l’adresse, de la reconnaissance, à la fois dans le commun et comme singulier (…)

J’y reviendrai et la citation en exergue nous l’indique : le texte de Lacan complètement fulgurant, tant il articule synthèse et profondeur, saisissant formulation après formulation le cœur de chaque problématique, en bon texte d’analyste, participe d’un dessillement, notamment sur ce qui se joue comme pouvoir, préjugé sur le bien dans le positionnement des postfreudiens concernant la fin d’analyse. C’est ce travers que ne cesse pas de dénoncer Lacan ici, se référant aux derniers textes des postfreudiens, notamment à leur théorie de la fin d’analyse comme identification au Moi fort de l’analyste, que la notion de contre-transfert vient corroborer plus que bousculer. De quoi illustrer le vieil adage : « l’Enfer est pavé de bonnes intentions ». Le psychanalyste doit a minima, savoir restituer les tenants de l’expérience dont il est le garant, l’agent, et le « directeur ».

La deuxième question, en effet, concerne la psychanalyse en intention, et installe la question du « désir de l’analyste » en rapport aux conceptions de la fin d’analyse : ce texte de Lacan situe l’acte et la pratique analytique autour de ce qui est là engagé comme être, l’« être » analyste dans le transfert, comme rapport à « l’être » en général. La psychanalyse est une praxis, au sens marxiste : ce n’est pas une théorie qui s’applique avec une technique, c’est, Lacan le dit ailleurs[3], un artisanat, fondée sur un positionnement toujours réinventé dans un rapport à la parole de l’autre, disons au sens large, au parlêtre. En quoi s’engage-t-il dans un rapport à une question de l’être ? Qu’est-ce à dire du plan sur lequel opère et devrait opérer une « fin d’analyse » ? Médical, psychologique, philosophique ? A cet endroit Lacan va déplier tout un arsenal, en commençant par mettre en place cette dimension empruntée au bridge de « la place du mort ».

C’est à partir de ces deux questions à l’ouvrage que je vais reprendre certains aspects de ce texte et tenter d’y adjoindre des questions pour « aujourd’hui  (..)

  1. « Qui analyse aujourd’hui ? »

J’ajoute : La psychanalyse doit pouvoir quelque chose contre la connerie

C’est l’ouverture : Lacan situe sa critique du « contre transfert ». Non pas qu’il refuse l’existence du phénomène, mais il met en lumière ce que l’invocation du contre-transfert permet d’éviter concernant les enjeux dans le travail analytique, et notamment la place de l’analyste : de quelle pseudo reconnaissance du processus analytique en barre-t-elle justement l’accès, à produire un pseudo rapport, qui n’est finalement que de juxtaposition et voile le rapport à l’œuvre sur la scène transférentielle ?

Il attaque dur les « postfreudiens » qui annoncent avoir dépassé Freud, à partir du repoussoir d’un texte qui s’appelle Psychanalyse d’aujourd’hui, paru chez PUF en 1954, et qui collationne plusieurs textes, Lacan se réfère beaucoup à des formules infondées : « rééducation émotionnelle », « guérison par le dedans ». Il ironise volontairement dit-il, car ce sont des points non précisés dans leur rapport de rupture avec Freud, et de dévoiement de la rigueur et de la visée du travail analytique.

Lacan, lui, met l’accent sur la division, l’impossible, la perte : l’analyste est mal barré et il a plutôt intérêt à savoir un peu ce qu’il fait, c’est-à-dire ici : à travailler à restituer les coordonnées de la situation analytique, de quel endoctrinement il doit libérer la scène des entretiens préliminaires, dans l’introduction de la règle fondamentale, quel maniement du transfert, qu’est-ce qu’une interprétation, et puis de manière générale, l’éthique qui soutient et dirige son désir. Engagement du traitement, maniement du transfert, enjeux de l’interprétation, part de « l’être » - voilà de quoi se compose l’artisanat de l’analyste, sur lequel il s’appuie pour diriger non pas le patient précise-t-il, mais la cure.

Plus que le gourou, le maître, ou bon père de famille, Moi fort bienveillant, l’être analyste se rapprocherait alors plutôt d’un analyste joueur, rusé et stratège : son « pouvoir » n’est pas ici celui de faire le/du bien, mais une marge de manœuvre et de liberté dans un jeu qui prend en considération la part du symbolique et du leurre, la part de plusieurs inconnues, auxquelles il ne répondra pas, quand elles concernent justement les points d’inconscients de l’analysant, et qui tendrait plutôt à « déranger les défenses »[4].

Son pouvoir n’est donc pas de surplomb, de force, d’autorité, mais d’être conscient des tenants de son offre d’analyse : il oppose ainsi deux rapports au pouvoir. Un rapport au pouvoir assis sur une croyance elle-même assise sur une résistance, un rapport au pouvoir qui rend la dynamique du verbe « pouvoir » au potentiel, aux possibles, et que Lacan formule constamment ici en termes de liberté :

  • « libre toujours du moment et du nombre, autant que du choix de mes interventions, au point qu’il semble que la règle ait été ordonnée tout entière à ne gêner en rien mon faire d’exécutant »[5]
  • «  quant au maniement du transfert ma liberté s’y trouve par contre aliénée du dédoublement qu’y subit ma personne »[6]
  • «  L’analyste est moins libre encore en ce qui domine stratégie et tactique : à savoir sa politique, où il ferait mieux de se repérer sur son manque à être que sur son être »[7]

C’est ainsi que Lacan distingue trois niveaux de son action au regard de sa liberté dans l’action, dans un registre guerrier – tout comme le faisait Freud dans le « traitement psychique », trois niveaux d’action selon trois rapports à la liberté : l’analyste est libre de sa tactique, qui comporte l’interprétation et ses interventions, il est moins libre de sa stratégie, qui concerne le maniement du transfert, mais il est encore moins libre concernant ce qui surplombe cela, sa politique, à cet endroit Lacan pose une des affirmations centrales de ce texte : le repérage n’est pas la croyance sur son être, mais plutôt son manque à être, là où il sait qu’il ne l’est pas à cette place ou le transfert veut le mettre.

La « situation analytique » : à la table du bridge analytique

L’analyste est responsable de ce qu’il engage dans la partie :

L’analyse n’est pas affaire de dualité, ni symétrique, ni équivalente, ni dans cette déférence, où finalement, un analyste postfreudien, maintient le silence apparemment non pas parce qu’il ne sait pas, ou angoisse, ou tient la division, mais parce qu’il accouche un analysant à son image, tant il s’abstient de dire, mais cela cache une omniscience bienveillante sur le bien, le mal, la santé.

Lacan amène beaucoup cela dans ces années-là : la Lettre volée, où se déploie le Schéma L, Le temps logique ou de l’assertion de certitude anticipée, où se présente la structuration sous-jacente des rapports et des places, qui sous-tend l’adresse d’un analysant à un analyste dans la situation analytique, et qui permet de désencombrer un peu la situation de l’illusion imaginaire de se comprendre : dans chacun de ces textes, Lacan s’appuie sur un rapport entre voir, savoir et temps d’une part, selon les places par rapport à l’objet à voir. Ainsi dans la lettre volée, les trois regards : celui qui ne voit rien (le Roi et Police), celui qui voit que le 1er ne voit rien et se leurre d’ne avoir découvert ce qu’il cache (la Reine, puis le Ministre), le troisième de ces deux regards voit qu’ils laissent ce qui est à cacher à découvert, pour qui voudra s’en emparer (Ministre et Dupin) ; qui illustre cette intelligence. Se prêter au jeu qui se présente sans être dupe de ce qu’on lui suppose, là où on l’attend, ni du rapport entre les différentes places. Ainsi, dans le temps logique, ce repérage central de l’assertion de certitude anticipée comme instant de (sa)voir qui se ferme et à partir duquel il peut saisir un rapport au jugement au sens philosophique, et à la logique politique du sophisme qui en dit long sur ce qui a eu lieu dans la période quand on ne cessait de prévoir sans savoir concernant la pandémie.

Par ailleurs, Lacan y amène un élément nouveau : l’analyste se joue de « la place du mort ». Qu’est-ce qui vient apporter ici la notion de mort ? Pourquoi pas la neutralité ou le silence ou la non réponse à cet endroit ? Lacan amène cette notion, pour contrebalancer la notion de contre-transfert, en formulant que l’analyste doit mettre ses propres sentiments « en place du mort », telle que mise en jeu dans une partie de bridge.

La place du mort, est quelque part plus qu’une absence, plus qu’un simple silence ou une non-réponse, mais de garantir que dans son adresse le sujet percevra la place du signifiant (mort ?). Chez Lacan, la question de la mort, est associée à la notion de signifiant, le meurtre de la Chose. Le signifiant est à la fois ce qui reste post-mortem, ce qui reste sur la pierre tombale et support de la filiation, mais aussi ce qui reste actif quand il est inconscient, actif dans la vie d’un sujet – et qui libère quand l’analyste en éclaire la fonction et la place dans l’économie d’un désir singulier. La « mort » en analyse réfère aussi le point de jouissance, d’évanouissement du sujet dans la demande.

Si on file la métaphore du bridge, cela permet encore d’autres ouvertures : reprenons d’abord les règles du jeu : À suivre

  1. J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » (1958), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  2. CF l’illustration faite par sa fille, Catherine Dolto, du travail de son père Boris Dolto dans sa préface à ce recueil de Boris Dolto, mari de Françoise et kinésithérapeute qui a fait école : B. Dolto, Le corps entre les mains, Paris, Hermann, 1976.
  3. In J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, ou poésie et vérité dans la névrose, Paris, Le Seuil, 2007.
  4. Terme de déranger plusieurs fois repris par Lacan, notamment dans : Lacan, Séminaire Livre XXIV, 1977
  5. J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » (1958), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.587.
  6. Ibid, p. 588.
  7. Ibid, p. 589.

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