Exposé présenté par Jean-Richard Freymann le 20 octobre 2017, dans le cadre du Diplôme Universitaire "Bases conceptuelles des psychothérapies analytiques"
Introduction
Nous sommes confrontés dans notre pratique à la question de la psychosomatique, question très difficile que j’aborderai à partir du champ de la psychanalyse.
De nos jours, les consultations médicales sont surtout basées sur l’évaluation, la codification et font l’impasse sur une question dont parlait déjà Hippocrate en 2000 av J.-C : la relation médecin-malade. Il faut en effet savoir que 80% des patients qui viennent consulter viennent souvent non seulement pour exclure un problème somatique mais aussi pour autre chose. Aussi est-il important de travailler la relation médecin-malade en se posant, entre autres, ces deux questions :
Qu’est-ce qu’une demande ? Qu’est-ce qu’un symptôme ?
Pour aborder ces questions, j’ai choisi de vous parler d’un triptyque difficile, de trois concepts nés de la clinique psychiatrique :
- la somatisation qui sous-entend quelque chose de la lésion ou de l’atteinte corporelle,
- l’hypocondrie qui existe depuis Hippocrate
- et la conversion, découverte de Freud, qui est l’expression par le corps d’un conflit inconscient.
Trois mécanismes
La question de la somatisation
Dans le cadre des somatisations, c’est-à-dire l’existence d’une lésion, on peut parler de psychosomatique. Mais le terme de psychosomatisation introduit aussi une notion psychique, autrement dit introduit déjà une interprétation. Par exemple, pour certaines maladies comme l’ulcère, on a pris l’habitude de dire que la personne est « trop anxieuse », le « trop anxieux » réfère à une cause psychologique.
Dans les années 1970, on a essayé de transposer la question de la conversion à la question de la somatisation. Mais la conversion est, je l’ai dit, l’expression par le corps d’un conflit inconscient qui sous-entend la lecture non pas seulement de la conscience mais aussi de l’inconscient.
La question de l’hypocondrie
Qu’est-ce que l’hypocondrie ? C’est le fait de mettre « en jonction » des organes entre eux. Par exemple, « quand je respire, j’ai mal aux orteils, j’ai mal à la tête ». L’hypocondrie est un système de représentation corporelle qui se met en place plus particulièrement chez les hommes, et est souvent liée à la question post-traumatique. Après un traumatisme – au sens événementiel, accident, exil – va apparaître une sorte de mise en système de leur rapport au corps plus ou moins délirant. Certaines hypocondries ont à voir avec un délire, à ce moment- là on est plutôt dans le domaine de la psychiatrie avec des hypocondries psychotiques, mais un certain nombre d’hypocondries sont dites névrotiques.
La question de la conversion dans son rapport au traumatisme
Tout d’abord, qu’est-ce que la question post-traumatique ? La question de la névrose post-traumatique est apparue après la Première Guerre mondiale de 1914-1918, période où les psychiatres, les aliénistes ont été beaucoup sollicités car se posait la question des taux d’invalidité des patients, c’est-à-dire des problèmes juridiques importants. Aujourd’hui, les nosographies actuelles dites psychiatriques parlent de stress post-traumatique, c’est le cas du DSM. Le concept de névrose n’apparaît donc plus.
Le stress post-traumatique réfère à la question de l’effroi. L’effroi pose la question de la non-anticipation de l’être humain face aux événements. L’être humain anticipe souvent l’événement par de l’anxiété, de la peur, ce qui empêche qu’il y ait effraction psychique. La préparation face à ce qui peut arriver fait tampon, couverture au regard de l’événement. Le névrosé peut alors comparer ce qui lui est arrivé réellement et ses idéaux. Dans les guerres, dans le terrorisme, il n’y a pas d’anticipation possible, l’événement fait irruption et convoque un stress post-traumatique, psychopathologie à laquelle nous aurons de plus en plus à faire.
Le traumatisme freudien est à entendre au sens de la conversion. Le traumatisme, au sens freudien, n’est pas un événement comparable à une goutte d’acide sur la patte d’une grenouille dont l’effet convoque sa rétraction. Le traumatisme, au sens freudien, n’est pas l’événement, c’est l’écho qui va être provoqué avec une motion inconsciente qui a été refoulée. L’écho déclenche un certain nombre de troubles, de symptômes plus ou moins importants.
De nos jours on tend à dénier l’existence de l’inconscient et de travailler les troubles du côté de la conscience, du côté de l’immédiateté ; on entend des discours qui tiennent compte uniquement de la question de la conscience et du conscient : « Avec un peu de volonté, tu peux y arriver. »
La découverte freudienne concerne l’accès à l’inconscient, je vais l’illustrer par un exemple : un geste d’une personne sur une jeune fille a provoqué, chez elle, des crises. Quelle association y-a-t-il entre ce geste et ses crises ? Qu’est-ce qui, en psychanalyse, va permettre de travailler cette association ? C’est la Règle fondamentale. Qu’est-ce que la Règle fondamentale ? C’est : « Dites tout ce qui vous vient, ce sera formidable. Libérer les associations, libérer totalement vos pensées, laissez les enchaînements se faire eux-mêmes. » Le geste qui a convoqué des crises chez la jeune fille est en lien avec son histoire singulière, celle d’avoir été, auparavant, abusée par une personne. La Règle fondamentale est la seule méthode pour avoir accès à l’inconscient.
Pour avoir accès à l’inconscient, il faut aussi que la personne qui vous écoute soit elle- même au clair avec la question de son propre inconscient. Comment faire abstraction de soi- même dans la relation médecin-malade ? Hippocrate y répondait déjà 2000 ans av. J.-C. dans La consultation1. Le médecin de cette époque n’était pas psychanalyste mais devait avoir une certaine posture par rapport au patient, posture qui lui permettait d’entendre les plaintes de l’autre, posture dont l’éthique était déterminée par le Serment d’Hippocrate.
Les Cinq psychanalyses2 relatent les premières consultations de Freud autour de la question hystérique avec le cas Dora, la question de la phobie avec le petit Hans, la question de la névrose obsessionnelle avec l’homme aux rats, la question de la psychose avec l’homme aux loups et la question d’un délire corporel avec le Président Schreber qui, au moment de sa nomination comme président de cour d’appel, s’est « senti transformé en femme ».
Conversion de l’hystérie
Comment se constituent les troubles dits de conversion ? Comment un conflit psychique – avec le père, dans le cas de Dora – peut-il donner un certain nombre de crises, une toux par exemple ? Question énigmatique que se pose Freud :
« Il ne s’agit plus maintenant de toute l’énigme, mais de cette partie de celle-ci qui contient le caractère particulier de l’hystérie, la distinguant des autres psychonévroses. Les processus psychiques sont, dans toutes les psychonévroses, pendant un bon bout de chemin, les mêmes, puis seulement alors entre en ligne de compte la complaisance somatique qui procure aux processus psychiques inconscients une issue dans le corporel. Là où ce facteur n’existe pas, cet état devient autre chose qu’un symptôme hystérique mais quand même quelque chose d’apparenté, une phobie, par exemple, ou une obsession, bref, un symptôme psychique3. »
Dans ce triptyque que sont les trois névroses de base – la névrose hystérique, dite hystérie de conversion, la névrose phobique, dite hystérie d’angoisse, et la névrose obsessionnelle –, Freud parle de quelque chose de très précis : la complaisance somatique. Pour qu’un symptôme de conversion se mette en place, il faut une complaisance somatique, c’est-à-dire une partie particulière du corps va être spécialement investie.
Dans la névrose dite hystérique, une partie du corps est particulièrement investie cependant aucun trajet neurologique ne correspond à cet investissement.
La question phobique n’est pas un investissement corporel, mais un investissement tout particulier qui concerne la question de l’angoisse. Les phobies sont une manière d’essayer – psychiquement – de canaliser l’angoisse. Le fonctionnement phobique consiste à prendre, inconsciemment, une cible sur laquelle l’angoisse va se centrer. Dès lors, pour soigner, par exemple une phobie des ponts, la technique va consister soit à chercher les mécanismes sous-jacents à cette question, soit à vous faire traverser réellement le pont… La position de Freud est de chercher ce qui, au niveau inconscient, s’est mis en place pour qu’il y ait une phobie. La prise dans le langage provoque chez l’enfant un certain nombre de phobies dites de situations : la phobie du noir, la phobie du loup…
La question de l’obsession est un parasitage intellectuel qui convoque la répétition d’un certain nombre d’actes, par exemple le lavage des mains, la fermeture des portes.
Le travail sur le triptyque – névrose hystérique, phobie, obsession – nécessite que le psychanalyste reconstitue l’histoire singulière du patient, je cite Freud : « Je reviens maintenant au reproche de simulation de maladie qu’avait fait Dora à son père. Nous nous sommes bientôt aperçus qu’à ces reproches correspondaient, non seulement des remords concernant des maladies antérieures, mais aussi des remords faisant allusion à des maladies actuelles. À cet endroit échoit habituellement au médecin la tâche de deviner et de compléter ce que l’analyse ne lui livre qu’en allusions4. »
Stade du miroir
La psychanalyse permet un travail sur la représentation du corps. Au départ, l’enfant n’est pas unifié. « L’enfant, dit Lacan, est un prématuré. » À sa naissance, l’enfant possède des réflexes archaïques, puis son développement neurologique se poursuit. II possède cependant une qualité humaine : une grande sensibilité, une grande perméabilité au comportement et à la parole de l’Autre. Lorsqu’il n’y a pas ou peu de perméabilité, apparaît la question des autismes.
Lacan introduit le stade du miroir5 dans lequel l’enfant, entre 6 et 18 mois, à côté de sa mère, « jubile ». Pourquoi jubile-t-il ? Parce qu’il voit dans le miroir une image unitaire qu’il n’est pas en réalité. Quelque chose, dans le miroir, forme une unité. L’humain est déjà désaliéné : il y a déjà un écart entre son image corporelle et ce qu’il est réellement. Le stade du miroir n’est pas de même nature chez l’être humain que chez l’animal – le singe par exemple, cherche quelque chose derrière le miroir. Cette différence tient au rapport du corps au langage de l’Autre. À cet endroit, la question que nous sommes amenés à nous poser est celle-ci : quel est le rapport entre la constitution de l’image et la prise dans le langage avec la question psychosomatique ? L’approche psychosomatique, c’est une hypothèse, pourrait-elle être appréhendée dans ce moment où l’enfant se constitue ?
Aujourd’hui, par rapport aux dix dernières années durant lesquelles nous recevions des patients dans le registre de la névrose, une demande d’analyse est faite par des patients qui ont vécu une expérience « traumatique » en lien avec la question corporelle, c’est-à-dire en lien avec des maladies graves, cancer, maladie génétique, ce qui est une évolution très importante.
Hypnose et transfert
Dans le texte « État amoureux et hypnose » des Essais de psychanalyse, Freud traite de la question de l’hypnose et de la psychologie collective, je le cite : « L’hypnose est une formation collective à deux6. »
Freud ajoute qu’il en est de même pour l’état amoureux. Au début, Freud utilisait l’hypnose pour faire émerger des souvenirs refoulés. C’est à partir de l’hypnose qu’il découvre la psychanalyse, plus exactement, au moment où Anna O. lui demande de la laisser parler, « talking cure » qui lui permet de mettre en place la Règle fondamentale.
L’hypnose, c’est le médiatique, c’est le mécanisme hypnotique par définition. La publicité, la propagande reposent sur les mêmes mécanismes. La psychanalyse, par rapport à la question hypnotique, est donc de recouvrer un rapport à la liberté individuelle.
La psychologie collective repose sur des mécanismes liés à l’hypnose avec un certain nombre d’instances freudiennes qui sont : le Moi, les objets du Moi, le Ça, l’ensemble des pulsions, et le Surmoi ainsi que les idéaux du Moi. Le processus hypnotique consiste à mettre un objet extérieur sur lequel se focalise tous les idéaux internes du groupe ; dit autrement, tous les idéaux se concentrent sur cet objet extérieur auquel toutes les personnes sont « suspendues ». Quel effet ce mécanisme produit-il ? Le Moi est mis entre parenthèses. Tous les idéaux du groupe convergent vers cet objet extérieur – drame humain depuis l’aube des temps – qui met le Moi entre parenthèses.
Schéma : Psychologie collective et analyse du Moi7
Sur ce schéma, il y a un arc de cercle entre l’idéal du Moi, l’objet investi par le Moi et les objets extérieurs. L’individualité est donc complètement « suspendue ». Le but de l’analyse et des psychothérapies est de réintroduire la place du Moi car, spontanément, le discours médiatique suspend le Moi. Les traits, à l’intérieur du schéma, indiquent que chacun s’adresse à l’objet extérieur, qui peut être le Führer, c’est-à-dire qu’il y a une identification mutuelle, c’est la question du nazisme.
La relaxation, la sophrologie sont des auto-hypnoses très utiles pour la prise en compte des questions somatiques, au sens où elles apaisent l’angoisse. Pourquoi ? La théorie freudienne repose sur des zones érogènes, dit autrement sur des trous, des orifices plus ou moins investis par des pulsions partielles : pour l’obsessionnel, c’est du côté de la zone anale ; pour l’hystérique, du côté de la zone orale, avec, par exemple, l’anorexie ; pour le phobique et le pervers, du côté de la zone génitale. Notre corps est un ensemble de trous plus ou moins investis où les paroles de l’Autre sont venues s’inscrire d’une manière particulière, singulière, sur le corps. Toutes les maladies névrotiques sont dues à une sorte d’investissement ou de désinvestissement d’une certaine forme de pulsions.
Que se passe-t-il du côté des pulsions dans la somatisation ? Nous avions, à l’époque, des antennes psychosomatiques dans tout l’hôpital où l’on essayait d’identifier la question psychogène, la question psychique dans les maladies organiques. Ce qu’il est possible d’avancer, c’est que l’introduction de la parole dans les consultations individuelles, singulières, permet de soutenir, d’aider les patients, même dans les maladies les plus graves.
Les psychonévroses, c’est-à-dire le triptyque névrose hystérique, phobie, obsession dont j’ai parlé, sont capables d’un lien thérapeutique, d’un lien transférentiel.
Qu’en est-il pour les névroses actuelles dont parle Freud ? Les névroses actuelles, pour Freud, reposent sur un manque de libido, un manque du côté de la sexualité. Pour ma part, les névroses actuelles concernent des personnes prises dans l’angoisse, des personnes dépassées par le rythme de vie qu’on leur impose, personnes que nous recevons, personnes auxquelles il est important de donner un lieu de parole, même pour une simple discussion.
1 Hippocrate, La consultation, Hermann, 1986.
2 S. Freud, Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Jacques Lacan (1949), « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.
6 Sigmund Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.
7 Sigmund Freud, « Psychologie collective et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, op. cit.