Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA "Mélancolie et paranoïa" qui a eu lieu le 8 juin 2016.
Double nosographie
Le titre de mon intervention, Clinique psychanalytique des états mixtes, tient au fait de l’énigme que constitue ce qu’on appelait les états mixtes. Les états mixtes étaient déjà un peu énigmatiques dans les classifications de l’époque, travaillées par Henri Ey qui disait : « Il faut rappeler ici la possibilité d’états mixtes (Kraepelin) qui offrent tous les tableaux de transition entre l’accès de manie et celui de mélancolie ». Kraepelin, à l’époque, décrivait six formes d’états mixtes, la dépression avec fuite des idées, la mélancolie agitée, la stupeur avec éléments maniaques, la manie improductive, la manie dépressive et la manie akinétique. Point important parce que des personnes peuvent présenter à la fois des éléments mélancoliques et des éléments maniaques, point important cliniquement parce que ce sont des formes très fréquentes qu’on trouve dans les prises en charge « analytiques » des psychoses ; ces formes se développent souvent dans les transferts, disons, « psychotiques ». C’est donc quelque chose de très énigmatique dans la mesure où quelqu’un peut présenter à la fois un délire mélancolique et des éléments maniaques. C’est tout le problème des classifications actuelles : dans la mélancolie ou dans le moment mélancolique, ce n’est pas la même chose, vous avez un délire ; le délire, c’est ici la culpabilité délirante, sinon ce n’est pas une mélancolie. C’est là où nous avons de graves problèmes avec les classifications actuelles, vues sous l’angle de la clinique, en ce sens que cette histoire n’est pas du tout nette dans les questions de « bipolarité ». Cliniquement, il est très important de pouvoir repérer si quelqu’un, dans sa déprime, présente un délire mélancolique ou pas, ce qui peut arriver chez quelqu’un qui a une apparence très névrotique. Remarque que je fais, parce qu’il est très difficile de travailler les classifications actuelles et les classifications cliniques que l’on avait auparavant. Travail pourtant intéressant parce qu’à l’envers et positivement, j’ai trouvé concernant la définition de la paranoïa, dans la référence 201.0 - F60 du DSM-IV, la phrase suivante à propos de la personnalité paranoïaque et des critères diagnostiques : « … Garde la rancune c’est-à-dire ne pardonne pas d’être blessé, insulté ou dédaigné ». Intéressant ! Une phrase clinique surgit, qui est juste !
Paranoïa et aussi signifiant
Mais aussi, ce que je veux amener, concerne une phrase de Lacan à propos de la paranoïa ; c’était à l’ouverture de la section clinique de Vincennes, je le cite : « Dans la paranoïa, le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». Cela signifierait que dans la paranoïa, on a les mêmes mécanismes de logique signifiante que dans la névrose ; c’est évident dès le cas Aimée que Lacan travaille dans sa thèse. Ce qui veut dire que vous pouvez prendre en analyse des gens qui sont dans un cheminement langagier tout à fait habituel et qui sont de parfaits paranoïaques. C’est ce qui arrive, parce que ce qui fait défaut dans la paranoïa, c’est plutôt la question du fantasme. Quelle est la place du fantasme dans la paranoïa ? Entre le fantasme comme scénario inconscient et le délire révélé, complet, il y a du fantasme délirant. Freud le dit d’ailleurs dans les textes concernant « Névrose et Psychose »1 ou à propos de perte de la réalité.
Le problème pour l’analyste n’est alors pas simple. Que fait-on avec cela ? Est-ce que ces moments délirants, qui sont souvent sur un mode très paranoïaque – c’est une certitude par rapport à l’autre – ce sont des moments qui tranchent soudainement, qui existent dans la structure du sujet et c’est là où la notion de structure n’est plus du tout suffisante. Est-ce qu’il faut alors pousser quelqu’un à l’analyser ou à le contourner ? Moments d’intensité différente selon les individus mais qui, quand-même, sont là. Lacan répond à cette question dans les Conférences américaines2 ; il dit que quand la personne se sent vraiment bien, on arrête le travail, quitte à reprendre le travail analytique quelques années après. Sur cette question, on a inventé, surtout à Strasbourg, cette idée « d’entretiens post-analytiques », c’est-à-dire qu’il y a des moments dans la vie où on reprend, on pourrait dire, « un temps » d’analyse, dans le sens d’analyser son analyse, parce que quand vous avez fait une analyse, vous tombez sur des moments paranoïaques, mélancoliques, sans compter avec les fins de cure ratées. Je rappelle aussi que le risque encouru avec les questions de la castration, le rapport au manque, c’est que
- S. Freud, Névrose, Psychose et Perversion, Névrose et Psychose, PUF, 1973, p. 283.
- Scilicet : Conférences Américaines.
le sujet de l’inconscient avance mais va tout faire pour voiler cette question du manque, de la perte etc. C’est tout à fait fréquent qu’il y ait, en fin d’analyse, un moment de nature mélancolique, mais ce n’est pas de la mélancolie et c’est à ce moment-là qu’il ne faut pas lâcher l’analysant.
Et le désir ?
La question de la mélancolie et de la paranoïa, que nous avons traitée aujourd’hui sous différents angles, « les vides et les pleins », la question des « glissements structuraux », la question des clivages, du rapport à l’imaginaire... est illustrée par un schéma, le schéma Du désir et de son interprétation qui résume exactement la question de la structure du parlêtre et nous permet, au regard de l’inconscient aussi, de se repérer dans la question de la paranoïa et de la mélancolie. Ce schéma résume, au fond, toute la théorie de Lacan.
Schéma – Du désir et de son interprétation3
Les quatre points représentent l’unité de base de la structure ; avec ce schéma, vous pouvez faire le même développement du côté du graphe et du côté des différents schémas sur la psychose.
Vous avez S, qui est la question du sujet, vous avez A – le grand Autre ; le sujet se constitue dans l’Autre ; l’Autre n’est pas le discours ambiant ; l’Autre, c’est sa capacité ou non à créer de l’adresse. L’Autre est une adresse. Entre le discours ambiant et le sujet, il n’y a pas de lien direct ; ce n’est pas parce que vous êtes entourés, de fous – contrairement à ce que pense la psychiatrie – que vous deviendrez fous ; atout donc formidable ! C’est-à-dire qu’il y
- J. Lacan., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Ed. de la Martinière, 2013, p. 145.
a quelque chose « entre ». Pour que le sujet se constitue, il va être obligé – avant – de constituer cette question de l’Autre ; ça peut-être aussi le petit autre, la maman, le papa, le voisin etc... Il faut, pour cette adresse, quelque chose de l’ordre d’un conflit de discours, il faut du tiers. Cela veut dire qu’il faut quelque chose de poreux, vous ne pouvez pas être pris uniquement dans un seul discours.
Une exception cependant à cette question : est-ce qu’on peut devenir fou à cause du discours ambiant ? Oui, mais uniquement dans la névrose post-traumatique ; si vous êtes pris dans une guerre, dans un effroi total, vous pouvez devenir fou. Est-ce que pour autant, on le reste, c’est encore une autre question ?
Dans ce schéma du parlêtre, de l’être parlant, le sujet se constitue dans l’Autre et ce qui fait obstacle à cette constitution, c’est la relation imaginaire du moi et de son image. Le lien avec la question de l’imaginaire, c’est que le moi n’est pas l’ego ; le moi, c’est la somme des identifications, et l’image du moi, c’est ce qui donne aussi, pour une part, la question du moi- idéal c’est-à-dire ce dont on a hérité de la question du narcissisme de l’enfance. Ceci pour le schéma de la « normalité » psychanalytique c’est-à-dire vous vous constituez dans l’Autre mais tout est fait pour que ça ne marche pas ; alors vous faites une analyse et le lien entre les deux pôles, c’est le transfert ; il y a du transfert imaginaire, réel, symbolique. Sur ce schéma, vous avez une sorte de croix et ce qui se passe, c’est qu’au fond, le transfert permet de sceller les « points » ensemble, pendant un certain temps ; après, quand le transfert est quelque peu dénoué sur le plan imaginaire, c’est quelque chose…. Ce modèle est au fond, le modèle névrotique.
Dans la paranoïa, qu’est-ce qui se passe ? Dans la structure paranoïaque, même si « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », il y a quelque chose du sujet qui ne peut pas être clivé, qui est insupportable dans son clivage, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être divisé. Du côté symbolique, c’est un modèle de « sujet consistant » c’est-à-dire qu’entre les signifiants, le signifiant représente le sujet, mais ce n’est pas le même sujet, c’est un sujet qui n’est pas divisé ; c’est quelque chose qui est univoque. Dans la logique paranoïaque, on a beaucoup plus accès à la question de la vérité, à la question de la réalité, à la question de la justesse beaucoup plus que le névrosé ; le névrosé a son semblant. Dans la paranoïa, le sujet prend une autre forme, et le moi qui est un ego, n’est pas le moi freudien ; c’est une structure où, je pense, il y a quelque chose qui est une contre-indication proprement dite à la psychanalyse typique. Je n’ai pas dit que c’était une contre-indication à une approche analytique ; là se pose vraiment la question du regard, il ne faut pas le lâcher des yeux sinon le délire devient prépondérant, mais ce n’est pas systématique.
La mélancolie
En ce qui concerne la question de la mélancolie, on se trouve dans la question de
« L’ombre de l’objet est ainsi tombé sur le Moi ». C’est le moi, lui-même, qui, non seulement, n’est pas de l’ego, n’est plus du moi ; Freud dit qu’il y a deux positions : pour s’identifier à l’objet perdu, au lieu de perdre de l’objet, on va perdre le moi, ce qui veut dire que là, on est dans quelque chose qui est un accès au sujet divisé, beaucoup plus prégnant. C’est pour ça que certaines fins d’analyse se terminent bien ; le seul problème, c’est que, s’il n’y a plus de moi, il n’y a plus rien. Lacan a toujours dit, dès le séminaire sur les psychoses, qu’il n’y a pas simplement les questions d’ancrage symbolique, les signifiants, la forclusion, le déni du réel, etc... c’est l’imaginaire lui-même, qui n’est plus capable de spéculariser et il y a deux imaginaires : l’imaginaire spéculaire, on pourrait dire le monde de l’image et l’imaginaire non spéculaire qui est l’endroit du lien entre le réel, le symbolique et l’imaginaire. Lorsque vous avez le nœud borroméen, il y a la place de l’imaginaire qui est branché sur les deux autres dimensions et vous avez la place de l’imaginaire autour de l’objet a. En général, l’analyse a tendance à racler du côté de l’imaginaire spéculaire ; alors justement, le moment où on tombe sur l’imaginaire non spéculaire, un imaginaire où ce n’est plus l’autre qui vous parle, un endroit où vous êtes confronté, non pas à l’autre comme objet mais à un objet que vous avez déposé dans l’autre, au moment où vous n’êtes plus concentré sur l’idée de l’altérité, vous vous rendez compte que tout tient au fait que vous avez déposé quelque chose dans l’autre. Le transfert analytique, c’est cela, et au moment où vous allez essayer de récupérer cela, le problème, c’est qu’il y a des moments qui sont extrêmement difficiles, structuralement. Même s’il y a des moments mélancoliques ou même des moments paranoïaques, ce sont des choses qui peuvent être traversées.
Ce qui fait que, a contrario, on peut dire que la psychanalyse soigne les psychoses, elle ne les guérit pas. Il faut arrêter de dire que la psychanalyse ne soigne pas les psychoses, c’est faux ! Le problème, c’est qu’on est obligé de réinventer nos outils, c’est-à-dire les formes de transfert. On peut mettre en place un transfert érotomaniaque, ce n’est pas pour autant que ce n’est pas un transfert. L’érotomanie, par exemple, fait le pont entre les formes de mélancolie et la question de la paranoïa.
DISCUSSION
Michel Lévy – J’aimerais poser une question : comment appelles-tu ces moments délirants dans la névrose ? Comment les nommes-tu ? Quelle est la théorie que tu appliques là-dessus parce qu’empiriquement, on les voit, on les décrit, ils sont là mais est-ce qu’il s’agit des forclusions partielles ? Dans la mesure où c’est réversible, est-ce que ce sont des forclusions réversibles ? Est-ce que ce sont des clivages dans la structure ? Est-ce que ce sont des forclusions locales ? Je ne sais pas comment les nommer. Est-ce que ce sont des juxtapositions mosaïques ? Est-ce que c’est un dénouage et un renouage ? Comment penses-tu ce « truc » ? On le voit, mais pour le comprendre, c’est quoi ?
Jean-Richard Freymann – J’ai une conception pour le travail, celle de penser qu’on est tous clivés, c’est-à-dire que chacun est porteur de tous les mécanismes du monde. On a de la forclusion, on a du déni, on a du refoulement, on a tout en « stock ». Il se trouve que, structurellement, comme résultante, il y a un des mécanismes qui est prépondérant. La première réponse, c’est qu’il n’est pas étonnant que quand vous grattez de manière importante un des mécanismes, la levée du refoulement, ça a un effet sur les autres mécanismes, sur le devenir des pulsions ; il y a d’autres devenirs des pulsions, ça a à voir avec la question des pulsions. À un moment donné, les gens qui ont été le plus magnifiquement obsessionnels, font des passages à l’acte incompréhensibles parce que c’est une mise en route des pulsions. Autrement, il faut faire attention, c’est ce en quoi la fin de cure et la fin d’analyse, ce n’est pas la même chose, ce sont des temps différents. La deuxième réponse, c’est bel et bien des forclusions d’un signifiant ou le déni du sein de la mère. On avait mis avec Michel Patris un triptyque en place qui nous avait beaucoup appris sur cette question-là, c’est le triptyque : croyance, conviction, certitude. Ce sont des mécanismes qui cohabitent aussi. En général, les formes transférentielles sont des formes de croyances, en général, les formes paranoïaques sont des formes de certitude et les formes de psychoses collectives sont des formes de conviction, avec la question de la religion etc. On a des tas de formes possibles, et je pense qu’il y a des choses qui permettent de se repérer, dont on n’a pas parlé ici, mais à d’autres moments, c’est le rapport au symptôme. Les personnes viennent d’abord, on pourrait dire, pour un certain nombre de signes cliniques, ils vont découvrir un symptôme prépondérant, et par la suite, si les choses se passent à peu près bien, ils vont modifier leur rapport à ce symptôme, et là, ça met en route – je réponds indirectement à ta question – d’autres mécanismes. Mais Lacan dit, la structure elle-même en tant que telle, c’est le symptôme ; c’est le symptôme qui définit la structure.
M. L. – J’ai une deuxième question dans la « foulée ». Si dans la paranoïa, il y a du signifiant qui vient représenter le sujet pour un autre signifiant, si dans la paranoïa, le sujet n’est pas divisé et qu’on est dans la certitude, est-ce que tu n’es pas en train de dire après Lacan, que le signifiant représente le moi, pour un autre signifiant ?
J-R. F. – Non, je pense que c’est un rapport au signifiant, si le sujet n’est pas clivé – on fait de la métapsychologie – mais l’effet du signifiant est beaucoup plus radical.
M. L. – Qu’est-ce que c’est que ce sujet complet, de certitude, non clivé, comment appelle-t-on cela ?
J-R. F. – C’est le sujet fétichiste, c’est celui qui s’est doté de quelque chose qui permet de ne pas être troué. C’est très facile, tu prends la religion, tout ce qui remplit – on pourrait dire – ce manque qui se trouve à l’intérieur du sujet. C’est déjà une tendance spontanée cette paranoïa ; la paranoïa quotidienne, ce n’est pas se promener avec un sujet divisé.
M. L. – Donc, dans ce truc-là, il n’y a pas de glissement métonymique.
J-R. F. – Si, parce qu’on est quand-même dans la Ichspaltung, donc on n’est pas entièrement dans la paranoïa, il y a toujours un clivage et c’est vrai aussi pour les schizophrènes ; c’est là que je dis qu’il y a un traitement psychanalytique ; les personnes ont toujours des parts, donc elles peuvent toujours avancer dans leur propre cheminement, c’est ce que je trouve génial du côté de l’invention de la psychanalyse. En psychiatrie, ce n’est pas ainsi. Alors comment apprend-t-on aux personnes à supporter pendant 30 ans un même patient ? Ce qui le permet, c’est le désir du désir ; c’est de désirer qu’il y ait du désir, c’est ça qui nous soutient.
M. L. – Je rajoute, à propos de la question de l’effroi et du traumatisme, que, si ça ne rend pas fou la personne elle-même, ça peut rendre fou ses enfants.
Une participante – Vous parliez de trop de sens, de pas assez de sens, je me demandais si, chez une personne mélancolique, la paranoïa ne devenait pas un mécanisme de défense ?
J-R. F. – Oui, les cliniciens l’ont toujours dit. Il y a une solution à la mélancolie, c’est une bonne paranoïa ; c’est aussi vrai pour la schizophrénie, mais c’est un peu dangereux par moments…
Un participant – Est-ce que tu fais un distinguo entre la temporalité dans la mélancolie et d’autre part, dans la névrose obsessionnelle ?
M. L. Oui, une différence totale. Dans la mélancolie, tout est déjà terminé, dans la névrose obsessionnelle, le temps est mis de côté, il est mis en réserve, il peut être scandé. Il y a du désir dans la névrose obsessionnelle, je ne dis pas qu’il y en a pas du tout dans la mélancolie, tant que la personne se lève, même si elle se lève à 3 heures de l’après-midi et qu’elle se recouche à 5 heures, il y a un tout petit élément qui la fait bouger encore. Dans la névrose obsessionnelle, le temps est scandé, de façon machinique, il est rythmé de façon très précise, il y a une tentative fantasmatique de maîtrise du temps, tandis que dans la mélancolie ce n’est pas la question, ce n’est pas là que ça se joue ; le rapport à la temporalité est complètement différent. Au contraire, c’est même l’inverse de ce point de vue-là, dans la névrose obsessionnelle, la mort est toujours repoussée à plus tard, c’est une tentative d’évacuer la question de la fin ; dans la mélancolie, ce serait le constat que c’est déjà là. Il y a des points communs, mais il y a des grandes différences.
J-R. F. – Ce à quoi on est confronté, ce sont des moments mélancoliques qu’on peut faire dans toutes les structures ; l’endroit délicat, c’est justement le moment mélancolique et le point fondamental qu’on va reprendre dans nos prochaines formations, en septembre, c’est le rapport à la temporalité.