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A propos de l’affaire dite « des viols de Mazan »

par Thierry Vincent, novembre 2024

L’affaire dite « des viols de Mazan » à l’occasion de l’orage médiatique qu’elle déchaîne provoque tant de réponses rapides ou conventionnelles et de points de vue péremptoires face à l’incompréhension première qu’elle suscite, que cela finirait par en effacer toute sa complexité. Car devant la question « comment une telle histoire est possible ? », mieux vaut essayer d’abord de poursuivre le questionnement et d’accepter l’incompréhension qu’elle entraîne chez la plupart d’entre nous. Une incompréhension qui se déploie dans trois directions au moins.

La première, qui peut paraître choquante de prime abord en raison même de la figure centrale de la victime dans l’affaire, Gisèle Pelicot, consiste à poser cette question : comment cette femme a-t-elle pu être droguée, voire anesthésiée tant de fois, et ne s’être jamais rendu compte de rien ? C’est une question qui, pour scandaleuse qu’elle puisse paraître, agite cependant fortement les milieux médicaux et ceux de l’anesthésie en particulier. Arriver à placer quelqu’un dans un coma artificiel n’est pas si facile, nécessite une dose de drogues suffisantes et son action réitérée laisse des traces psychiques et provoque en général des interrogations : dormir même profondément la nuit ne donne pas les mêmes sensations au réveil que d’avoir été anesthésié. Si l’on devait démontrer que notre cerveau est un organe dont une des fonctions premières est d’éviter de penser et de préférer sans cesse mettre la poussière sous le tapis, on ne s’y prendrait pas autrement.

La seconde tient évidemment à la personnalité de l’instigateur principal de l’affaire : Dominique Pelicot. « Pervers ! » a-t-on crié de tout côté, un diagnostic que l’accusé lui-même a repris à son compte dans un triomphal « on ne naît pas pervers, on le devient » qui, j’espère, marquera durablement les annales de la psychopathologie. Pervers, un diagnostic bien commode qui dit tout en n’expliquant rien. Un diagnostic qui, au fil du temps, se dégonfle comme un vieux pneu, en perdant depuis les catégorisations de Krafft-Ebing à peu près tous ses composants, à commencer par celui qui a tenu une place de choix dans le catalogue : l’homosexualité. « Pervers » un mot qui, comme presque tous les diagnostics est passé du stade de la catégorisation diagnostique, à celui de l’injure banale et banalisée escamotant toute tentative de définir un peu précisément un mode relationnel, voire un rapport au monde. (Il va de soi que la famille contemporaine normale est constituée à présent d’un père pervers narcissique, d’une mère bipolaire et d’enfants HPI.) Mais si donc on partait de l’idée que Dominique Pelicot n’était pas un pervers justement, ou pas seulement ? Le père et mari aimant d’un côté, et de l’autre celui qui installe la folie sexuelle d’un théâtre où les spectateurs sont invités à devenir les acteurs d’une jouissance avec la mort. (Il y a en effet peu de différence dans cette histoire avec la nécrophilie). J’ai cru déceler, mais je me suis peut-être trompé, un soulagement chez Dominique Pelicot dans le fait d’avoir été démasqué, et même d’avoir été mis en accusation, ce qui ne cadre pas avec le diagnostic classique de perversion. Même sa demande de pardon en ajoutant que ce qu’il a commis est impardonnable, témoigne d’un curieux espoir dans l’Autre auquel le pervers classique ne croit pas. Aussi ses actes méritent-ils mieux que d’être recouverts du diagnostic de perversion qui élude finalement tout effort psychopathologique un peu soutenu pour en rendre compte.

Enfin, le troisième point concerne le déchaînement médiatique que l’affaire entraîne : une aubaine pour venir chanter les ritournelles militantes sur « les hommes tous coupables » afin d’escamoter l’inhumain au cœur de l’humain. Soit le pacte diabolique de chacun avec l’ignoble ou l’ignominie. Et ce ne seront pas les effets de manches et les bons mots des différentes parties au sein du tribunal et de son double médiatique qui jetteront quelques éclaircissements sur l’affaire.

À vouloir trop vite « comprendre », on dresse un tableau général des choses où surgissent l’innocente victime au centre et les hommes coupables autour, le bien sans cesse cerné par le mal (sans jeu de mots excessif sur ce dernier terme). Cela permet à chacun de rentrer chez soi rassuré : le mal a été circonscrit, identifié, isolé, on sait maintenant comment le combattre, et nous, les gens honnêtes et sans histoire, toujours du côté de la belle âme, ne sommes heureusement pas concernés par une abjection pareille. Il ne manquerait plus maintenant qu’on se retrouve avec des peintres assassins, des comédiens violeurs et des écrivains de génie mâtiné de canaillerie antisémite au sein de notre brave new world et qu’on se mette à découvrir qu’il y a un lien trouble avec les saloperies qu’ils commettent ou disent, et leur créativité ! Les humains sont essentiellement bons, ce sont les constructions sociales qui les pervertissent, cela va de soi et mieux en le répétant.

Osons une autre question scandaleuse : et si le dispositif mis en place avec sa femme par Dominique Pelicot était avant tout une « installation » comme les affectionne tant l’art contemporain ? Une installation en trois parties Dominique Pelicot, lui-même dans le rôle (à l’insu de son plein gré, bien entendu) de l’« artiste », Gisèle Pelicot dans le rôle du (faux) cadavre et enfin le rôle des spectateurs appelés à devenir des « performeurs » dont la jouissance sexuelle fait partie de la réjouissance générale, y compris médiatique déclenchée par la révélation du dispositif inventé par Dominique Pelicot.

Y a-t-il beaucoup de différences avec les dispositifs de certains performers contemporains. Je pense en particulier à Marina Abramovic qui met son corps nu à disposition de spectateurs, lesquels peuvent utiliser pour en jouir douze objets, dont des lames de rasoir et un revolver chargé. Selon Slate (https://www.slate.fr/culture/its-happening/rhythm-0-quand-marina-abramovic-risquait-peau-danger-peur-pistolet) certains des spectateurs-acteurs l’auraient tailladée, bu son sang, etc. À l’aune de ce type d’évènements, on est en droit de s’interroger…

On arguera avec justesse que dans le cas des « viols de Mazan », une des protagonistes du scénario, en l’occurrence Gisèle Pelicot, n’était pas présente en tant que sujet (ce qui est loin d’être un simple détail) puisqu’elle était chargée d’incarner la mort, une fausse mort puisqu’elle ne l’était pas, et que son innocence à jouer ce rôle devait certainement renforcer encore la jouissance du mari et celles des comparses sollicités pour venir compléter les rôles d’acteurs-spectateurs que requérait ladite « installation ». (Encore que devrait être pris au sérieux, le fait que certains des violeurs ont déclaré qu’ils pensaient que dans la scène à laquelle ils participaient, Gisèle était complice de son mari.) Mais cette absence « in presentia » de Gisèle Pelicot est évidemment ce qui justifie le procès. Pour le reste…

Pour le reste, cela donne à réfléchir sur les tours et détours d’un certain art contemporain qui, après le carré blanc sur fond blanc, n’a plus grand-chose à exposer, si ce n’est dévoiler son ressort ultime. Le montage pervers et quasi délirant de Dominique Pelicot l’indique de façon claire. Pour le dire (trop) vite : la part que recèle toute jouissance avec la mort et l’abjection. Tel semble le jeu anéantissant qu’il a voulu figurer.

À la fin (mais peut-il y en avoir une dans cette histoire ?) je ne ressens devant tout cela que chagrin et pitié. Chagrin pour Gisèle Pelicot, ses enfants et petits-enfants qui vont relire leur passé à la lumière des actes de leur mari, père et grand-père, en s’apercevant que ce passé, leur passé, est en grande partie une farce et un jeu de dupes, et pitié devant ces hommes misérables qui ne peuvent aller quémander leur part de jouissance que dans un commerce désespéré avec un sujet réduit à une entité réifiée incarnant la mort. Il faut y voir sans doute là une forme renouvelée de la banalité du mal.

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