La présentation a eu lieu le 29 juin 2020 à la Librairie Kléber (et en Facebook live), avec la présence de Jean-Richard Freymann, Marcel Ritter, Guillaume Riedlin et Cyrielle Weisgerber
Ce texte a été établi par Michel Weckel grâce à ses notes prises suite à la présentation en visio-conférence de l’ouvrage de Jean-Richard Freymann, Amour et Transfert, paru chez Arcanes-érès en mars 2020.
GR : Bonjour à tous, on est heureux de se retrouver aujourd’hui à la Librairie Kléber pour discuter du dernier livre de Jean-Richard Freymann, Amour et Transfert, préfacé par Marcel Ritter. Je voudrais introduire les choses en commençant par parler du rapport à la transmission parce que nous avons ici deux personnages importants, deux psychanalystes importants, de la scène strasbourgeoise et française qui nous ont transmis ce que eux-mêmes avaient vécu autour de Jacques Lacan, Moustapha Safouan, Lucien Israël et, à travers eux, Sigmund Freud. Ce rapport à l’analyse, j’aime bien utiliser ce mot, c’est l’éthique du sujet, la liberté de chacun d’être au monde. Le discours analytique a parfois souffert à certaines époques où tout était bon à dire sous couvert de psychanalyse. Mais il y des gens qui ont continué à travailler, à remettre en cause la théorie, à amener les choses du côté de la clinique et du travail permanent.
JR : Cette forme de dialogue nous permet de photographier, pour ainsi dire, ce que nous faisons depuis des années. Il y a quelque chose d’important autour de la transmission intergénérationnelle, « ça se poursuit ». « Ça », c’est la question de l’inconscient. L’idée cartésienne est de tout reprendre. On reprend tout à partir de la question : « Qu’est-ce qu’on dirait si on redémarrait ? »
MR : Il faut partir de l’inconscient, c’est le point de départ, même si on le nie aujourd’hui. L’inconscient est nié parce qu’il dérange l’idéal de maîtrise. Mais il y a un retour aux questions fondamentales, peut-être forcé par les événements. Le confinement était la confrontation à la mort, la mort matérialisé par le virus. Alors que l’homme se croit immortel dans l’inconscient, dit Freud.
JR : L’inconscient est dans l’immortalité et tout à coup il est confronté à la mort.
MR : Mais il fallait continuer.
JR : C’était un point d’accord fondamental, il fallait continuer. C’est le désir du désir de durer. On est obligé de redéfinir les choses. Marcel Ritter fait toujours la démarche de redéfinir les choses, de les réarticuler. Chacun est porteur de tous les mécanismes, il est pris dans une certaine structure de manière prioritaire. Chacun a toute la palette. Le travail de l’analyste est d’ouvrir la palette. Quant à nous, nous sommes en seconde place par rapport aux poètes, aux artistes, etc. C’est à nous de nommer les choses.
MR : Nous avons à faire des actes de nomination.
JR : D’emblée, à un an, les enfants sont pris dans le jeu du cache-cache, la question de l’objet. L’analyste doit nommer cela…
MR : C’est l’interprétation, la nomination. L’interprétation par l’équivoque. Entendre autre chose que ce qui semble se dire.
JR : Avec l’amer amour, à partir de poèmes, j’étais tombé sur l’idée que se définissait quelque chose en dehors de l’amour narcissique, de l’amour qui renvoie au choix d’objet, aux questions passionnelles ; qu’il se posait la question d’un amour branché sur la question du désir. L’amour de désir. Israël parlait d’amour transnarcissique.
MR : Cela conduit à la question de la sublimation. Un premier terme est la Übertragungsliebe. L’amour et le transfert, est-ce la même chose ? Freud le pensait. Ou bien peut-on les distinguer ? Lacan a séparé les deux termes. C’est son apport concernant la question du transfert, sans pour autant réfuter la participation de l’amour au transfert.
L’amour n’est que tromperie par rapport à ce qui est en cause dans le transfert, à savoir le désir inconscient et le fantasme. C’est un axe capital, le décalage vers le désir inconscient.
JR : Il y a deux volets différents : l’amour de transfert chez Freud et l’apport de Lacan. Il y a une instance symbolique qui est celle du sujet supposé savoir. Plus vous êtes loin de votre propre inconscient, plus vous allez attribuer à l’autre un certain nombre de savoirs. C’est un gag. Au fur et à mesure que vous allez découvrir les signifiants, les éléments refoulés, les fantasmes, ça va se dégorger. Et puis à un moment donné, quand vous avez vraiment avancé dans l’analyse, quand votre analyste pourrait peut-être savoir quelque chose de vous, à ce moment-là ce n’est plus du tout votre problème.
MR : Absolument ! Une autre question c’est amour de transfert ou amour du transfert.
Amour du transfert nous oriente du côté de l’analyste et de sa formation.
JR : Dans le contexte de l’épidémie, on a vu que les gens qui étaient pris dans quelque chose de l’ordre du transfert, ceux qui étaient déjà en analyse, en psychothérapie, ce transfert a permis aux gens de continuer leur travail. On voit à quel point l’amour du transfert est considérable. Et comment aller au-delà de cette dimension transférentielle.
Vous n’allez pas tout de suite draguer la personne qui vous dit « je vous aime ». La question sera plutôt : quand je dis que je t’aime, qu’est-ce qui se passe ?
MR : J’ai été frappé par la fréquence de tes références littéraires, des poèmes, des trouvailles d’humoristes qui ne pouvaient pas ne pas évoquer la question de la sublimation. Et c’est là que l’amour transnarcissique prend sa place. Tu rappelles la manière dont Lucien Israël et François Perrier parlaient d’un amour qui pouvait être atteint par l’analyse et par le biais de la culture, c’est-à-dire par la sublimation. C’est un point essentiel. Lacan a soutenu, à propos de l’amour courtois, que l’amour est une sublimation. Chez Freud il y a avait une butée : la conception freudienne du transfert se situe sur un plan purement imaginaire sur le plan de l’amour, un plan narcissique spéculaire. Elle met en relation le Moi de l’analysant avec la personne de l’analyste, lequel est dès lors dans la position de l’idéal du moi lequel est un lieu d’exigence qui indique comment le moi devrait être pour mériter l’amour. Donc derrière l’amour dit de transfert il y a en fait une demande d’amour infinie. En somme il s’agit d’aimer afin d’être aimé soi-même. Freud en était là. Et puis il a découvert qu’en fait cet amour de transfert est une résistance, Übertragungswiderstand. Cette résistance consiste en ce que le moi se met en travers du chemin du discours de l’analysant vers la révélation de ce que Freud appelle der unbewusste Wunsch, le désir inconscient, soit la révélation du refoulé.
JR : L’outil le plus actif des mécanismes inconscients est celui qui va faire résistance ! C’est un mécanisme très précis : les moments où l’analysant va parler de l’analyste : « qu’est-ce que vous êtes beau, qu’est-ce que vous êtes bête, ohlala… », ce sont des moments qui sont justement des moments de résistance par rapport à l’inconscient. C’était repéré chez Freud.
MR : Lacan a situé le transfert sur le plan symbolique. À savoir sur le plan de la constitution du sujet sur le plan de l’inconscient, de la prise dans le langage, dans le rapport à l’Autre. Et quelque chose résulte de ce rapport, qui est incontournable, c’est le désir inconscient qui est soutenu par la structure du fantasme inconscient qui met le sujet en relation le sujet dans son rapport au signifiant avec un objet partiel que Lacan appelle l’objet a. Défini comme « la doublure du sujet. »
JR : Cela conduit dans un premier temps à la mise en place imaginaire de l’énamoration. Vous déposez dans l’autre vos objets, un déroulement est rendu possible et à un moment donné vous allez faire de la récup’. La destitution du transfert, ce serait de récupérer ce dépôt qu’on a fait dans l’autre. Et là, ça se corse, ce ne sont pas des moments très faciles. C’est cela qui différencie la psychanalyse de tous les moments transférentiels dans les psychothérapies… Il n’y a analyse que lorsqu’il y a aussi cette destitution qui différencie l’analyse des autres techniques.
MR : C’est la question de la résolution du transfert.
JR : C’est la différence avec les autres techniques qui visent à utiliser le plus possible cette dynamique transférentielle.
MR : Là, Lacan a été très clair. La résolution du transfert passe par la construction, ou la reconstruction, dit-il, du fantasme inconscient au cours du travail analytique, soit le repérage de la position du sujet dans son rapport à l’objet a. Et à la séparation de cet objet d’avec l’idéal, marquant la primauté du symbolique sur l’imaginaire. Là est le point de coupure, le lieu de séparation de la conception lacanienne du transfert de la conception freudienne.
JR : On retombe sur la question d’avoir, à partir de ce travail qui est fait, un autre rapport à l’inconscient dont on va pouvoir tenir compte dans ses choix ou dans sa vie. Ou dans ses désirs. Parce que ce qu’on va découvrir comme désir, ce n’est pas obligatoirement des chansonnettes. Et après toute la question va être : qu’est-ce qu’on va en faire ? C’est la question de l’Urteil. Comment est-ce que vous allez juger les choses ? Comment est-ce que vous allez vous positionner par rapport au désir ? C’est-à-dire que ça va poser de vraies questions d’angoisse et de liberté. La notion de libération est là. On vous libère quelque chose parce qu’on vous donne un choix. Un choix à partir de vos propres mécanismes.
MR : La question se pose : Et maintenant que j’ai le choix… ?
JR : C’est comme avec le déconfinement. Quand on est dans le confinement on est dans la peur. Avec le déconfinement c’est : Et maintenant ? Je quitte enfin mon conjoint ? Je reviens avec ? Je recommence avec mes répétitions ? Je garde mon boulot ?
MR : Ça repose la question du désir.
JR : C’est là que vous voyez que le désir en tant que tel n’a pas d’objet dont il se satisfasse.
GR : Pour rebondir, pour reformuler : vous nous proposez entre amour et transfert la possibilité que dans l’amour on dépose un objet dans l’autre et que se pose la question de récupérer cet objet un jour. Mais en fait dans l’amour cette question ne se pose pas. En fait l’amour induirait le fait qu’on dépose cet objet, mais qu’on ne se pose jamais la question de savoir si on le récupérera un jour. C’est peut-être ce qui sous-tend les psychothérapies qui ne sont pas des psychothérapies analytiques. Il y a quelque chose qui pourrait durer toujours. Du côté de l’analyste, si je vous entends bien, Lacan place la résistance du côté de l’analyste, « il n’y a de résistance que du côté de l’analyste. » Du coup, il place l’analyste dans la possibilité d’une rupture construite dès le début de la relation. La définition du transfert ce serait cela, un amour troué d’emblée qui serait le sujet supposé savoir. Et au moment de récupérer l’objet, il y aura quelque chose qui sera possible, ça aura bougé. L’objet aura bougé, notre rapport à cet objet aura bougé.
JR : Freud s’est retrouvé dans une affaire d’analyse finie et infinie. Lacan dit que la fin de l’analyse, c’est de produire de l’analyste. Ça ne veut pas dire que vous devez immédiatement mettre votre plaque. Ça veut dire que vous êtes à même d’utiliser les mécanismes que vous avez appris pour arriver à créer quelque chose de nouveau. Et en fait on se rend compte que l’affaire continue : de nouveaux fantasmes vont apparaître, différents. Dans cet après-coup on découvre un mouvement, une cinétique qui permet de vivre autrement.
MR : Moi je pense qu’il faut introduire un autre élément qui est la position dépressive. Cela nous conduit à la question du transfert réel ; de ce qu’est le réel du transfert. Je dirais qu’il y a trois sortes, trois manières, de parler du transfert.
Le transfert imaginaire qui s’adresse au petit autre, l’autre imaginaire, qui met en jeu la relation narcissique, spéculaire, d’où la question de l’amour de transfert.
La deuxième forme est le transfert symbolique. Comment le définir ? Celui-là il s’adresse au grand Autre, c’est-à-dire qu’il s’adresse au rapport du sujet avec le fonctionnement de la chaîne signifiante, avec l’Autre comme lieu du langage, donc avec les mécanismes de condensation, métaphore et du déplacement, métonymie, d’où les effets de sens et les équivoques signifiantes qui sont à la base de l’interprétation analytique. Mais, où est le réel ?
Le transfert réel – c’est ma définition – met en jeu l’articulation du transfert avec le fantasme inconscient et avec le désir inconscient dont le fantasme est le support. En fait, il est la résultante du transfert symbolique une fois qu’il est analysé, traversé. Plus précisément, il met en jeu le sujet comme effet du signifiant avec l’objet a comme objet perdu. C’est cette articulation qui est en jeu. Ce n’est pas un objet à retrouver, qu’on a placé quelque part et on sait où le retrouver. C’est un objet d’emblée perdu. Ici nous avons affaire avec un réel et c’est le réel de la béance. La béance primitive, initiale, impossible à combler. Avec à l’arrière-plan, évidemment la question de la castration, il faut en parler aussi, c’est-à-dire le phallus comme signifiant manquant, inscrit sur le plan imaginaire comme lacune, comme manque au niveau de l’image du corps sous la forme de – (moins phi). Je pense que c’est autour de ça que tourne la question du transfert réel.
JR : Lacan parle du transfert réel, c’est énigmatique et là tu donnes une interprétation, c’est déjà pas mal. Il y a quelque chose qu’on oublie, qui est quand même incroyable et qui explique aussi le côté scandaleux de ces apports de Freud et de Lacan, c’est la théorie des pulsions. Une fois qu’on a un peu reconnu son scénario fantasmatique, qu’on a traversé un certain nombre de choses, qu’il y a eu une analyse de transfert, on se retrouve confronté aux questions des pulsions. Qu’est-ce qu’on va en faire de tout ça ? Autrement dit à l’articulation entre Éros et Thanatos.
CW : Je vais reprendre la question de l’objet un peu différemment, pour ceux qui n’ont pas l’habitude d’entendre parler d’objet petit a, parce que c’est quand même un concept un peu compliqué… qu’est-ce que c’est ce truc ? C’est l’idée qu’on se construit quelque chose comme un objet du désir, alors même qu’il n’existe pas en tant que tel et qui représente ce qui serait désiré, qu’on n’arrive jamais à attraper, qui n’existe pas dans la réalité, et derrière lequel on court constamment. Et quand on tombe amoureux, on va penser que dans l’autre dont on est amoureux, il y a cet objet-là, cet objet petit a. Ça fait partie de ce qui anime le désir pour cette personne-là. Pourquoi est-ce qu’il n’existe pas cet objet petit a, objet du désir ? Parce qu’il serait censé combler cette béance primordiale dont vous venez de parler, Marcel Ritter. Or, l’être humain, parce qu’il est fait de chair et de parole, il ne peut jamais être tout à fait comblé.
MR : C’est bien dit.
CW : Je veux aussi reprendre une remarque que tu as faite l’autre jour, Jean-Richard : l’analyste est au-delà de l’amour et du transfert. C’est très joli mais c’est un peu énigmatique. Ça m’a fait réfléchir, parce que justement, dans les questions d’amour et de transfert on reste pris dans une accroche à un objet. On continue de penser que l’objet est quelque part, dans le transfert ou dans l’analyste et qu’on va finir par l’attraper. Or, au-delà de l’amour et du transfert, ce serait d’arriver à être dans ce mouvement dont tu viens de parler. Un mouvement où il s’agit de rencontrer l’autre dans son altérité, dans sa différence, sans y chercher toujours cet objet a. C’est comme dans ce que vous dites sur la sublimation. Marcel Ritter, vous dites que dans la sublimation, l’objet n’est pas plein, il y a le creux.
MR : Absolument. La sublimation, pour Freud, c’est une satisfaction de la pulsion par déplacement de son but et de son objet…
JR : Il faut expliquer un peu ça, c’est très précis et compliqué. Changement de but et d’objet, on tombe là sur la théorie des pulsions, il faut en dire un peu plus…
MR : Le changement de but, le but sexuel. Il s’agit des pulsions partielles, la satisfaction est déplacée vers un autre but qui pour Freud est socialement plus valorisé. Un objet de création, par exemple, qui fait l’économie du refoulement. Ça c’est la chose importante. Mais si nous reprenons la question de la sublimation avec Lacan, il articule la sublimation avec la répétition. La répétition d’un manque qui se répète, infiniment et indéfiniment. Il y a bien satisfaction de la pulsion, mais la question du manque continue de se répéter. Il n’y a pas de comblement. Lacan le met en évidence avec sa formule : « L’objet élevé à la dignité de la chose. »
JR : C’est génial si on arrive à faire passer ça : un mécanisme qui en même temps recouvre l’endroit du manque, qui fait couverture, et en même le respecte. On tombe là sur l’amour de désir, sur l’amour transnarcissique. C’est-à-dire que l’analyse ne conduit pas à faire disparaître l’amour mais permet de créer un lieu où l’amour et le désir vont pouvoir s’articuler de telle manière que vous allez créer des significations nouvelles pour un sujet. Ce n’est pas parce que vous tartinez deux trucs de gouache sur un tableau que c’est de la sublimation. La sublimation est une économie subjective. Chanter ce n’est pas seulement reprendre ce qu’a fait quelqu’un d’autre, c’est amener quelque chose d’une tonalité propre où on va apparaître comme sujet. C’est un point qui nous montre la théorie des pulsions.
MR : La formule qui m’était venue, c’était : la sublimation est le comblement du manque en même temps que sa préservation. Comment l’entendre ? À partir de l’apport de Lacan. La question de la Chose, Das Ding, la Chose de l’esquisse de Freud, donc un lieu vide. Lacan définit la Chose comme une vacuole. À l’intérieur de cette vacuole il y a quelque chose qui l’excite, qui la fait jouir et ce quelque chose c’est l’objet a. Donc il y a un comblement et en même temps il n’y a pas de plein.
JR : Cela donne une conception de l’humain qui est assez extraordinaire et qu’on essaie de voiler tout le temps. Pour qu’il y ait du désir, pour que le sujet soit désirant, pour qu’il y ait de l’élan désirant, il faut qu’il y ait de la perte. Une perte première. Et c’est en regard de cette perte première que vous allez commencer à vivre. Tu parlais de castration tout à l’heure. Quand l’enfant est comblé tout le temps, il va avoir du mal à mettre en place quelque chose de l’ordre d’une perte. Et toute la question du désir, d’un côté il faut que ce soit troué comme du gruyère, pour arriver à ce qu’il y ait du désir et ensuite il n’y a pas d’objet qui satisfasse ce désir. Ce n’est pas du Sex shop, ça ne marche pas. Il faut passer des années à mettre en évidence quel est le scénario fantasmatique qui est le vôtre pour arriver à supporter qu’il y a un trou. C’est une conception de l’humain qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Communément on tente de tout fermer, de tout recouvrir, tout le monde est pareil, etc.
GR : Cela permet d’introduire ce que je crois comprendre de cette question de la sublimation, quelque chose de la structure du sujet. Marcel Ritter parlait du Moi qui vient s’interposer au moment où il y a quelque chose de défensif, que le sujet n’apparaît pas et que la résistance dans le transfert ce serait quelque chose de cet ordre-là. La sublimation telle que vous la présentez, c’est un effet de structure, ce n’est pas un effet interprétatif du désir, ce n’est pas un après-coup de l’interprétation du désir, c’est vraiment un effet de structure. Il y a quantité de manières de parler de ça dans la vie courante. Un effet de structure, ça veut dire que ça place psychiquement la possibilité qu’il y ait du vide et du manque. C’est-à-dire la possibilité d’un trou. Ce n’est pas un trou voilé par le fantasme, le zéro en mathématiques. Il faut que le zéro soit là pour que ça tienne. On l’entend chez les artistes qui font l’effort de parler de leur art, on sent que la manière dont l’artiste a inscrit quelque chose, lui permet de soutenir quelque chose de désirant. La sublimation permet de tenir et qu’il y ait ensuite tous les mécanismes de refoulement, fantasmes, etc.
CW : Je reprends la question des mécanismes un peu différemment. Il y a une articulation entre la question des mécanismes psychiques et la question du transfert. Le transfert c’est ce qui permet qu’il y ait la cure, la cure ayant des effets sur les mécanismes psychiques. Pour ceux qui ne sont pas familiers de tout ça, les mécanismes psychiques c’est très complexe. On a le réflexe de penser les choses en termes d’unité. Quand on voit quelqu’un, on voit le corps et on a tendance à penser le psychisme de la même façon. Mais en fait c’est une espèce de montage, de bric à brac complètement hétéroclite, qui tient comme il peut. Avec quelques années de pratique, c’est impressionnant et fascinant de repérer les mécanismes d’une personne. Ce montage, on pourrait imaginer un caillou, un peu de colle, un peu de boue, des ficelles, ça se raboute comme ça peut. On ajoute des ailes, ça s’envole, ça tombe ou ça boitille ou ça marche au pas ou ça danse. Ça souffre aussi de différentes façons et quand quelqu’un vient voir un analyste, c’est justement parce que ce montage ne tient pas et que quelque chose fait souffrir. Et à travers la cure et le transfert, ces mécanismes peuvent être remaniés. Pour essayer de les repérer, dans le livre Amour et Transfert, il y a différents plans. La question de l’amour et du transfert, l’amour narcissique, l’amour par étayage. L’amour narcissique, c’est la question du Moi. Arriver à s’aimer soi-même à travers l’autre : j’aime que l’autre m’aime ou bien j’arrive à m’aimer parce que l’autre me complète. C’est le niveau de l’amour narcissique. Le niveau de l’amour par étayage, c’est celui où il s’agit plutôt de retrouver chez l’autre une espèce de soutien, quelque chose qui ressemble au père qui protège ou à la mère qui nourrit. Avec ces éléments-là, on a un peu la scène sur laquelle se déroulent les mécanismes psychiques. Dans la pratique, comment est-ce qu’on repère ces plans différents ? Et aussi une question que les analysants posent souvent : est-ce qu’une cure va changer quelque chose à la question de l’amour ? Changer la façon d’aimer ?
JR : Il y a différents types d’amour. Le signifiant amour couvre beaucoup de choses. Il y a l’amour de la différence, l’amour homosexuel, l’amour hétérosexuel, mais il a surtout quelque chose sur quoi je tombe, c’est l’amour de la mère et l’amour à la mère. Qu’est-ce qu’on suppose de l’amour de cette mère ? C’est tout un programme. Cliniquement, les psychiatres parlaient beaucoup des mères gaveuses, des mères envahissantes, des mères toutes-puissantes, mais je me suis rendu compte dans la pratique que ce qui se passait, là où il y a des effets psychopathologiques et symptomatiques forts, c’est quand il y a eu rejet, très tôt de la mère. Quand quelque chose s’est posé tôt au niveau de l’affirmation…
MR : C’est un réel, là.
JR : Ah, voilà, le non-transfert réel…
MR : …le non-transfert. Exactement. C’est ça.
JR : Là on ouvre un terrain psychopathologique. Il y en a un autre qui s’est ouvert. Regardez ce qui s‘est passé, là. Les petits-enfants ne doivent pas voir les grands-parents parce qu’ils vont les « zigouiller ». Ça s’est calmé un peu, mais ça faisait partie d’une mythologie de départ. Ce genre de schéma, cliniquement qu’est-ce que cela provoque ? Mais vous savez, les enfants ils se débrouillent mieux que les parents, heureusement, parce que, mon Dieu, s’ils supportaient uniquement la pathologie des parents, le monde serait déjà arrêté. Ils se débrouillent très bien. Il y a le roman familial, ils se débrouillent bien, les enfants. Mais alors qu’est-ce que ça donne, au niveau de l’inconscient, cette potentialité meurtrière – au niveau du fantasme –, non pas seulement de tuer le père ou la mère, mais, attention deux générations, les copains ! On est dans des schémas qui reconsidèrent complètement la question de l’amour. Il y a d’autres questions qui se posent : pourquoi des gens restent entièrement dans leur milieu, par exemple. Qu’est-ce que c’est cette histoire ? Du côté de la noblesse, qu’est-ce qui se passait ? À un moment donné ça s’est complètement refermé et ça s’est terminé par de l’inceste tous azimuts. Là, Lévi-Strauss rencontre Freud et Lacan. S’il n’y a pas d’exogamie dans le monde, si vous ne sortez pas de cet amour souvent complètement dingue dans lequel vous avez été pris, il y a quelque chose de la folie qui va circuler. Et cette folie a à voir avec la suite de nos dialogues : la question du transgénérationnel. Certains sont porteurs dans leurs symptômes – non pas parce que leur maman les a trop allaités ou pas assez – des symptômes des générations d’avant. On arrive parfois à les reconstituer parce que maintenant les gens ne meurent plus comme ils veulent, c’est fini. Les arrière-grands-parents sont toujours là. Le symptôme, ça traverse.
MR : C’est juste ce que tu dis, je n’ai rien à ajouter. C’est justement une expérience dont beaucoup de gens ont pu parler à propos du confinement.
CW : Je continue sur la temporalité, le transfert dans la temporalité. C’est l’idée qu’on s’accroche à un transfert, on a besoin de ça pour survivre. Dans les camps, certains déportés, ça les a aidés, pour survivre, de s’accrocher à quelqu’un ou parfois à un petit truc, un insecte, quelque chose qui fait support. On espère qu’un transfert sur un analyste ce n’est pas tout à fait comme un transfert sur un insecte, encore que… Mais je veux poser la question : et après ? Est-ce qu’il y a un moment où on peut vivre sans cette accroche au transfert ?
GR : Peut-être est-ce justement la question de la sublimation ? La sublimation ne serait-ce pas une manière de ne plus être dépendant de ces histoires transférentielles ? Puisqu’il y aurait quelque chose soutenu qui permettrait au désir de fonctionner. Ces touches de sublimation seraient un moyen de se désengager de l’amour et du transfert. Quand on dit que l’analyste se place au-delà de l’amour et du transfert, ce sont ces points-là qui font des portes ouvertes sur au-delà de l’amour et du transfert. On n’est jamais complètements séparé de ça, on ne peut pas faire sans, les gens à la fin d’une analyse, ils retombent amoureux, autrement… peut-être autrement. À voir…
JR : Moi je dirais très simplement : qu’est-ce que c’est la sublimation ? C’est d’arriver à créer ses propres pages blanches. C’est tout. Après, la question de l’amour et du transfert c’est deux choses différentes. Du côté du transfert ça devient comme le transfert du rêve, c’est le mécanisme inconscient lui-même. On peut faire des moments transférentiels, on peut interpréter des rêves, on peut tomber amoureux. Mais tomber amoureux au niveau du transfert, Lacan l’a bien montré, entre érastès et érôménos, ce n’est pas pareil. C’est quasiment socratique, c’est parvenir à un moment donné à créer une signification nouvelle. Ça n’arrive pas tous les jours. Je crois que l’évolution du transfert après une analyse, c’est de pouvoir utiliser le transfert au sens littéral, c’est-à-dire passer d’une représentation inconsciente à une représentation préconsciente. En ce qui concerne l’amour, hélas ça n’arrive pas trop souvent. Souvent, après une analyse, c’est un peu… c’est ... autrement. C’est autrement. La question de l’amour c’est aussi quelque chose qu’on peut analyser à un moment donné. Marcel l’a dit : comment on va faire avec ses propres répétitions ? Comment vous allez faire une fois que vous avez découvert que chaque fois que vous tombez sur un nouveau partenaire… vous changez, vous changez… c’est formidable, vous croyez chaque fois qu’il y a quelqu’un de nouveau, et puis c’est toujours le même partenaire qui est là. Une fois que vous avez repéré ça, qu’est-ce que vous allez en faire ? Ça va provoquer un signal comme dit Freud, un signal d’angoisse. Un signal d’amour : alors là, je pourrais tomber amoureux, là, ça se pourrait… Mais après c’est la question de l’acte. Est-ce que obligatoirement, face à un désir que je vais avoir, un désir d’amour, je dois répéter et me remettre dans cette situation ? C’est là où il y a la liberté du choix.
MR : C’est bien dit. Juste un petit ajout. Freud a commencé à parler de la sublimation en 1905, pour la première fois dans le texte sur Dora et la même année dans les Trois essais. Il dit que la sublimation peut être une conséquence du transfert.
JR : On n’a pas touché à une autre question qui est la question du collectif. Quand on commence à poser les questions de transfert et d’amour dans le collectif, ça nécessite d’être retravaillé, surtout au regard de ce qu’on est en train de vivre. Les outils qu’on a mis en place devraient permettre d’aborder la question du collectif. Et du groupe. Et de différencier la masse du groupe. On n’a pas parlé aujourd’hui de la question de l’hypnose. Mais si la psychanalyse permet à chacun de sortir par moments de l’état hypnotique dans lequel on nous met tout le temps, ce sera déjà une réussite formidable.