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Séminaire de Jacques Lacan, livre VI : Le désir et son interprétation - commentaire de la leçon 14 du 11 mars 1959

par Claude OTTMANN, janvier 2018

Dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959) : Le désir et son interprétation

Séminaire animé par Marc Lévy et Amine Souirji

Leçon n° 14 du 11 mars 1959

Le désir d’être autre du patient d’Ella Freeman Sharpe (voir leçon du 14 janvier 1959 et suivantes) conduit Lacan à Hamlet (Etre ou ne pas être) c’est-à-dire à la tragédie du désir, aidé en cela par Freud pour qui elle est de nature et d’importance comparables à celles de la tragédie œdipienne antique. Jean Starobinski montre que les deux œuvres sont liées dans l’intérêt et la recherche de Freud dès 1897, soit trois ans avant la publication de la Traumdeutung.

En effet, dans sa lettre du 15 octobre 1897 à Wilhelm Fliess, Sigmund Freud écrit : « La légende grecque [de l’Œdipe roi] a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé à la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. Mais une idée m’a traversé l’esprit : ne trouverait-on pas dans l’histoire d’Hamlet des faits analogues ?... Comment expliquer cette phrase de l’hystérique Hamlet : "C’est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches" ? Sa conscience est son sentiment inconscient de culpabilité.» Puis, dans la première édition de la Traumdeutung en 1900, dans une note de bas de page :

« Dans Œdipe, le fantasme de désir fondamental de l’enfant est mis au jour et réalisé comme dans un rêve ; dans Hamlet, il reste refoulé et nous ne faisons l’expérience de son existence – à la façon des manifestations d’une névrose – que par ses effets d’inhibition… Hamlet peut tout accomplir, hormis la vengeance qui s’abattrait sur l’homme qui a écarté son père… Ce qui s’offre à nous dans Hamlet ne peut être que la vie psychique du poète lui-même… le drame aurait été composé immédiatement après la mort du père de Shakespeare. »

***

En ce qui concerne Lacan, pas moins de sept leçons de son séminaire, Le désir et son interprétation, seront consacrées à relier et faire parler les deux tragédies séparées par plus de deux mille ans. La méthode est exposée au cours de la leçon introductive (4 mars 1959) : un parti pris structural qui ne laisse place à l’analyse et à la causalité qu’au second ordre.

« C’est une méthode classique qui procède par la comparaison, la mise en corrélation des différentes fibres de la structure, considérée comme un tout articulé – et nulle part il n’y a plus d’articulation que dans ce qui relève du domaine du signifiant. La notion même d’articulation, je le souligne sans cesse, est en somme consubstantielle au signifiant1. »

Pour faire parler les deux mythes – l’antique Œdipe et le moderne Hamlet – sur le désir, Lacan va mettre leur structure signifiante commune à l’épreuve des différences qui les distinguent. La granularité du système signifiant et les nécessaires articulations qui en résultent vont révéler quelque chose de leur structure commune.

« Si, dans l’un des deux drames, une des touches du clavier se trouve sous un signe opposé à celui où elle est dans l’autre, nous essayons de voir si, pourquoi, comment, dans quelle mesure, il se produit dans chacun une modification corrélative de sens opposé2. »

L’observation de telles modifications révèle quelque chose de la structure et des articulations qui les ont produites : par exemple, si l’opposition des contraires apparaît en deux endroits de la forme du mythe, l’hypothèse d’un lien de structure entre ces deux points peut être faite.

Venons-en au désir d’Hamlet. Si le spectre est pour lui la forme du savoir inconscient sur les circonstances criminelles de la mort du roi son père, ce savoir peut habiter et animer plus ou moins consciemment d’autres personnages du drame (par exemple sa mère, Polonius le chambellan, Horatio l’ami fidèle, etc.) car tous ont jusque-là fréquenté le meurtrier, le seul à savoir consciemment. N’est-ce pas justement Horatio qui confirme à Hamlet : « Il n’y a pas besoin de fantôme pour nous dire cela. »

Pourtant « il y a quelque chose qui ne va pas dans le désir d’Hamlet » ce que montre « le baromètre de la position d’Hamlet par rapport au désir [que nous] avons de la façon la plus évidente et la plus claire sous la forme du personnage d’Ophélie3 », objet conscient du désir du héros : c’est que Hamlet a un acte à faire et que toute sa position de sujet en dépend.

L’étude comparée des deux « fibres-héros » révèle une différence fondamentale entre Œdipe qui ne sait pas comment et par qui son père est mort, et Hamlet qui sait que son père a été tué, qui « se sait coupable d’être », et auquel la logique du signifiant impose le choix parmi deux issues impossibles. Il « ne peut ni payer à la place du père » qu’il s’agisse des fautes qui le condamnent à l’enfer ou de la vengeance sur le meurtrier qui a réalisé le vœu inconscient d’Hamlet, « ni laisser la dette ouverte ».

Face à ces deux impossibles, le héros temporise, comme l’enfant œdipien détourné par la menace de castration de la satisfaction de son désir (l’accès à un des deux objets parentaux) et qui se protège par l’inhibition inaugurant la période de latence4. Si l’identification à l’un des parents est le chemin typique, « normal », par lequel l’enfant résout l’impossibilité œdipienne, Hamlet, au contraire, doit trouver un chemin original : « Quelles sont les voies de détour qui rendront possible cet acte en lui-même impossible ?5 »

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« Donner ou redonner son sens à la fonction du désir dans l’analyse et l’interprétation analytique » est le « but précis » du séminaire rappelé en début de la leçon suivante. Avant de nous livrer son interprétation de la tragédie, Lacan en montre l’extraordinaire : cette œuvre de Shakespeare n’est pas un événement littéraire comme un autre…

D’abord, le contexte de la première représentation (1601) fournit lui-même des « espèces de faits premiers qui ont bien leur importance6 » : exécution du comte d’Essex, amant de la reine, qui « brise le charme cristallin du règne d’Elizabeth, la reine vierge » et précède le retour au chaos avec « tout le drame de la révolution puritaine ». C’est la fin des Tudor.

Ensuite, l’abondance et l’extraordinaire diversité de la littérature qui lui est consacrée sont un autre signe de la puissance de l’événement : Ernest Jones (Hamlet et Œdipe 1910) a réparti les critiques en deux thèses, Lacan en a ajouté une troisième :

  1. L’analyse psychologique : l’action paralysée par la pensée ;
  2. Les difficultés extérieures : elles expliqueraient les embarras d’Hamlet, par exemple la nécessité de convaincre le peuple de la culpabilité de Claudius avant d’agir (mais cela ne résiste pas à la critique : Hamlet sait qu’il doit tuer Claudius) ;
  3. L’impossibilité de la tâche : la tâche elle-même contient une contradiction interne. Plusieurs auteurs ont vu des signes de cette difficulté sous-jacente en partie non maîtrisée. Jones mentionne déjà que, si quelque chose doit entrer dans les ressorts inconscients, ce sera quelque chose de beaucoup plus radical et de plus concret que la morale, l’État ou le savoir absolu. Pour Lacan, ce « premier pas analytique consiste à transformer la référence psychologique en une référence, non pas à une psychologie plus profonde, mais à un arrangement mythique, censé avoir le même sens pour tous les humains7. »

Enfin et surtout, « en Angleterre… une représentation d’Hamlet, c’est toujours un événement » et pour l’acteur, un couronnement. Il y a autant d’Hamlet que d’interprètes et une masse énorme de commentaires sur chaque interprétation. La raison est que « la place du désir y est si excellemment, si exceptionnellement articulée que tout un chacun… vient s’y reconnaître8 ». Cette tragédie fonctionne comme un filet d’oiseleur tissé d’œdipe et de castration dans lequel le désir de l’homme-spectateur vient se prendre. Mais la modification des coordonnées du conflit œdipien faite par Shakespeare en altère la structure fondamentale et de là, nous permet un pas supplémentaire, au-delà d’une reconnaissance par chacun de sa propre aliénation œdipienne provoquée par la castration : le désir, l’homme n’en est pas simplement investi, possédé, « il a à le situer, à le trouver… dans une action qui ne peut pour lui s’achever, se réaliser, qu’à condition qu’il soit mortel9 ». Ella Freeman Sharpe voit en cette œuvre : « une création de l’esprit de Shakespeare… une projection, sous forme dramatique, des conflits de l’auteur… En extériorisant sous une forme dramatique les objets introjectés, il se délivra du – quelque chose dans son âme –… [D’où] le poète n’est pas Hamlet ; Hamlet est ce qu’il aurait pu être s’il n’avait pas écrit Hamlet… Ainsi Shakespeare, ayant extériorisé et élaboré le conflit intérieur provoqué par la mort de son père, sut sauvegarder sa santé mentale. C’est peut-être la portée et la profondeur de ce pouvoir de dramatisation des forces intérieures de l’âme qui lui permirent, à la fois, de devenir le plus grand dramaturge du monde et de rester un homme normal10 ».

Elle conclut son étude par un hommage à Freud : « En lisant parallèlement Hamlet et les travaux que Freud et Abraham ont consacrés au deuil et à la mélancolie, on est frappé, une fois de plus, par la majesté de l’œuvre humaine. La science et l’art s’accordent ici avec bonheur, en un mariage parfait… La psychanalyse est à la fois une science et un art. Freud, et ceux qui, pour le suivre, ont eu besoin de son courage, mettent à nu, dans leur propre psyché et dans celle des autres, les drames que les grands poètes projettent sur la scène du monde. »

***

Dès les premiers vers de la pièce, lors de la relève de la garde (Acte I, scène 1), l’étrangeté est signifiée, quand « ce sont ceux qui viennent qui demandent : Qui est là ? alors que ce devrait être le contraire ». Et avant la fin du premier acte, nous sommes informés par la parole du spectre de la présence, au premier plan, du désir de la mère11.

Le deuxième acte est constitué par l’évocation et l’organisation de la surveillance de Hamlet (consignes de Polonius pour la surveillance de son fils Laërte parti en France et arrivée des deux « amis » Rosencrantz et Guildenstern dont Hamlet se méfie à juste titre) puis se termine par la création de « la scène dans la scène », stratagème imaginé par Hamlet pour démasquer Claudius, le meurtrier de son père.

Pendant la représentation modifiée du « Meurtre de Gonzague » (Acte III, scène 2), Hamlet refuse avec défiance l’invitation (le désir) de sa mère et se couche aux pieds d’Ophélie : « Non, bonne mère : un aimant plus puissant me requiert… S’étendre entre les cuisses d’une pucelle, c’est un rêve charmant. »

Mais malgré la panique par laquelle Claudius se dénonce, Hamlet va une fois de plus reporter son acte, malgré une occasion favorable. Il préfère se rendre chez sa mère, dans sa chambre, pour tenter, avec l’aide (et la surveillance ?) du spectre, de la libérer de « l’accoutumance maudite », de son désir (AIII, s4). Reprenant le conseil du fantôme de « se glisser entre elle et son âme », Lacan souligne qu’il s’agit là du travail de l’analyste, que « c’est à l’analyste que c’est adressé, cet appel12 ».

Le meurtre, en passant et à l’aveugle, de Polonius, peut être vu comme un pseudo- passage à l’acte rendu possible par l’obstacle de la tenture (comme Œdipe, pouvoir tuer le père sans le savoir), mais là encore, c’est l’échec : « Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. » (AIV, s2). Acte V : Revenu d’un voyage qui devait lui être fatal, Hamlet semble, en un instant, retrouver identité, force et volonté « C’est moi, Hamlet le Danois ». Les lamentations de Laërte sur la tombe de sa sœur lui sont insupportables car Ophélie, c’est son amour : « J’aimais Ophélie. L’amour de quarante mille frères ne pourrait, dans son entassement, équivaloir au mien. Que saurais-tu faire pour elle ? » Son amour pour lequel il ferait (un peu tard !) plus que n’importe qui.

Se retrouver en retrouvant son désir, c’est ce qui rend possible l’acte jusque-là impossible : « C’est dans la mesure où S est là, dans un certain rapport avec petit a, qu’il fait cette identification soudaine qui lui fait retrouver pour la première fois son désir dans sa totalité13. »

Le doute et l’hésitation ont disparu ; une forme d’indifférence au danger (par exemple dans la façon d’accepter un duel sans objet, sans en discuter ou vérifier les conditions, en laissant le meurtrier s’enferrer dans ses machinations) signe l’acceptation par le héros du chemin qui s’ouvre à lui.

Ainsi, après avoir été blessé mortellement dans le duel truqué, Hamlet pourra enfin s’accomplir par l’acte devenu possible, et devenu possible au pire moment pour Claudius, celui où il se voit responsable de la mort de Gertrude, de Laërte et d’Hamlet, celui qui s’ouvre sur l’enfer : « Ici, l’incestueux, l’assassin ! Danois de l’enfer ! Bois la drogue. Avec la perle ! Rejoins ma mère. » (AV, s2)

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013,

p. 289.

2 Ibid.

3 Ibid. p. 291

4 Sigmund Freud (1923), « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

5 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 295 (PV408).

6 Ibid. p. 298 (PV412).

7 Ibid. p. 305 (PV421)

8 Ibid. p. 306 (PV422)

9 Ibid. p. 307 (PV422)

10 Ella Freeman Sharpe (1929), « The impatience of Hamlet », International Journal of Psycho-Analysis.

11 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 309 (PV426).

12 Ibid., p. 316 (PV436).

13 Ibid., p. 318 (PV439).

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