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Les évolutions depuis les "Complexes familiaux" de Lacan

par Jean-Richard FREYMANN, 24 mars 2017

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA "Les nouveaux complexes familiaux" qui a eu lieu le 8 mars 2017.  

Exposé introductif de la journée de formation

Le thème d’aujourd’hui réfère à l’actuel mais étudier l’actuel c’est « être dans un train et en même temps le regarder passer », c’est un mouvement topologique difficile à traiter. Je vais aborder cette question par un texte de Lacan, Les Complexes familiaux1, de 1938. Ce texte est important pour deux raisons : il est paru dans l’Encyclopédie Universalis, autrement dit il concerne toute une époque, c’est une sorte d’écran, voire de souvenir-écran dans lequel Lacan intègre tous les apports de ses congénères, toutes les avancées sociologiques, ethnologiques etc., et d’autre part, ce texte anticipe l’ensemble de son œuvre. C’est un plan projectif où nous avons à la fois le contexte dans lequel se trouve Lacan et tout ce qu’il va développer par la suite.

Faire ce travail, c’est, en quelque sorte, recevoir l’héritage de Lacan, travail qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été fait. Les séminaires de Lacan ont été publiés sans étude critique. Ainsi, sans soutien, sans structures d’études, le travail pour les générations qui suivront sera trop complexe. Le travail des générations d’aujourd’hui et de celles de demain sera donc de trouver des fils traversiers qui permettront en quelques pages de donner des clés d’accès à l’œuvre de Lacan. Les complexes familiaux font, d’autre part, partie de la question « stylistique » de Lacan, c’est un « style maniéré » car Lacan avait une inhibition de l’écriture très importante. Quand vous lisez les Écrits2, il faut vous reporter aux séminaires correspondants qui en sont toujours une reprise.

L’actuel pose non seulement la question des Complexes familiaux mais aussi celle de la question psychanalytique. Comment « adapter » la question de la psychanalyse à l’actuel qui accorde maintenant une large part à l’arbitraire, arbitraire des sondages et arbitraire des individus ? Dans la Cité, les institutions religieuses, politiques et associatives faisaient le pont avec l’institution de la famille, autrement dit sur les choix objectaux et désirants des personnes. L’institution est la base du politique. Que penser aujourd’hui d’un individu qui pourrait décider de l’avenir d’un ensemble de personnes ? Qu’en est-il aujourd’hui de la Res publica ? Il y a une sorte de carence, un grand néant qu’il s’agit de combler. Comment le combler ? En mettant en place des leaders, des Führer…

En 1968, se posait la question de comment « sortir » de la famille ? Comment acquérir sa « liberté », liberté de penser autrement, liberté sexuelle et autres libertés ? C’était cependant l’époque où « il était interdit d’interdire ». Cet énoncé indiquait la place de la question du surmoi. Sans cette place du surmoi, on est dans l’ère d’un mélange de « lois », loi des juges, loi policière, « loi » des règles institutionnelles, loi symbolique etc. Toutes ces lois fonctionnent aujourd’hui comme si elles étaient mises bout à bout. On arrive à un système que Lacan appellera plus tard un sinthome. Faute de Loi, faute de règles du jeu, on met en place quelque chose qui noue ensemble des dimensions qui ne tiennent pas ensemble. Quand quelque chose ne fonctionne pas, on raboute.

Au fil des générations – de la génération d’après-guerre, la Première Guerre mondiale, en 1938 jusqu’à la génération de 1968 et au-delà des modifications qui s’opèrent – il y a dans les Complexes familiaux, au niveau analytique, un point de constance qui concerne la prohibition de l’inceste. Mais de quelle constance s’agit-il ? S’agit-il de la fonction du complexe d’Œdipe freudien, c’est-à-dire de la prohibition de l’inceste (non pas Œdipe-roi, ni d’Œdipe à Colone), ou s’agit-il de la mise en place d’autres valeurs ? À toute époque, le complexe d’Œdipe fonctionne dans la paranoïa, dans la phobie, l’essentiel de la question étant : comment la question du complexe de castration se positionne-t-elle par rapport au complexe d’Œdipe ? Dit autrement comment votre propre loi et comment votre propre désir s’articulent-ils par rapport à cette Loi ?

Qu’advient-il aujourd’hui de la prohibition de l’inceste ? Cette question n’est pas seulement analytique mais aussi sociologique, ethnologique, « lévi-straussienne ». Quand la loi symbolique ne tient pas, elle entraîne un problème « politico-analytico-psychologico- consultatif » : la loi de la réalité vient alors « couvrir » les défauts de la loi symbolique ; c’est à cet endroit qu’émergent les totalitarismes, que réapparaissent les fantasmes fascistes. Aujourd’hui, par exemple, quelque chose se joue autour de l’arbitraire du nombre de voix : avec le soutien des voix de 1 000 personnes, une personne se targue de décider du sort de millions de personnes, c’est une démarche délirante. La règle du jeu est donc masquée ici par la règle de la masse, différente de la règle de la psychologie collective. En effet, en réponse à la théorie de Le Bon, Freud démontre qu’un certain nombre d’instances interviennent dans le processus de psychologie collective tels que l’idéal du moi, le surmoi, le moi, l’objet, l’identification mutuelle etc.

Comment fonctionnent les constellations familiales (selon les termes de Lacan) ? Comment les différentes fonctions se répartissent-elles ? Aujourd’hui, les constellations familiales se sont modifiées avec les familles recomposées. Ces questions permettent de décoller la question des fonctions à l’intérieur de la famille de la question de l’être sexué des personnes, questions qui, souvent, sont mises bout à bout. Aussi, si la question des fonctions se pose, il reste cependant, à l’intérieur même de la constellation familiale, une conflictualité tout à fait structurale, à l’inverse d’une famille qui fonctionnerait bien, voire trop bien, c’est- à-dire comme une secte.

De génération en génération, de nouvelles significations se cherchent. La génération de nos enfants ou la génération de nos petits-enfants a des modes de fonctionnement différents, mais cette génération n’est pas plus « jouissive » qu’une autre. Ce que l’on peut constater cependant au fil des générations, particulièrement pour la génération des 30-40 ans, c’est un défaut, une sorte de « forclusion » de la question de l’historicisation, celle de l’articulation avec les « enseignements » du passé. Est-ce en rapport avec la rapidité des choses ? Philippe Breton avait fait une étude sur la raison qui avait conduit certaines personnes a voté pour l’extrême-droite, ce qu’il qualifiait de « sécession ». Sans être extrémistes, des personnes tournent le dos à la société légitime. Elles n’ont plus confiance dans les institutions et dans les différentes médiations qui leur étaient proposées jusque-là (le curé, l’instituteur, le juge etc.) D’autre part, on s’est rendu compte que beaucoup de personnes avaient des grands-parents qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, avaient été enrôlés de force dans l’armée allemande. Enrôlement forcé qui a eu pour effet de créer un double sentiment d’exclusion : d’une part, dans l’armée allemande dont les personnes se sentaient « exclues », puis par les Français lors de leur retour en France à la fin de la guerre. Que faire de cette question des « Malgré-nous » ?

La psychanalyse permet de découvrir qu’on est porteur – inconsciemment – des traumatismes des générations précédentes, elle permet non seulement que le rapport à l’angoisse puisse se modifier mais aussi de traverser tous les champs, la sociologie, l’ethnologie, etc. La question des « Malgré-nous » renvoie à une question que Lacan a beaucoup travaillée dans sa thèse3, celle des tensions sociales. Lacan s’interroge sur les effets des modifications sociales sur les structures, ce qui apparaît aussi chez l’enfant lorsque quelque chose se modifie dans la constellation familiale. Les premiers écrits de cette question concernent « Les sœurs Papin4 » ; Lacan met l’accent sur le fait qu’avec une structure de départ névrotique, psychotique ou perverse – structure donc avec une forme symptomatique prépondérante – on peut « perversionner » tous les symptômes. Se produit alors dans la constellation familiale un « bain pervers » avec du déni, des scénarios fétichistes etc. Dans la constellation familiale, on n’est pas seulement au niveau de la question de la structure individuelle, on est du côté de la manière dont on va « faire avec son symptôme » (selon le terme de Lacan), en lien avec des tensions sociales plus ou moins fortes. Avec les sœurs Papin, Lacan montre qu’à un certain moment, du fait d’une panne d’électricité, la patronne s’en prend à une des sœurs Papin, ce qui déchaîne les passages à l’acte.

Qu’en est-il aujourd’hui des tensions sociales ? Moustapha Safouan écrit à propos de Lacan, je le cite :

« Il (Lacan) assigne une fonction normativante au père au cours de la période de la sexualité précoce chez l’enfant. Quelle est la portée de cette sexualité précoce qui est, si je puis dire, une sexualité en pure perte du point de vue biologique5. »

Nous dirions aujourd’hui qu’on est bien confronté à cette question : quelle est la part de la biologie et de la science par rapport à l’enfant ? La vraie matrice de la constitution de l’enfant, ce n’est pas le stade du miroir, mais la clinique du stade du miroir, avant même la question œdipienne. C’est le fait qu’au moment où l’infans, en situation de prématurité et grâce à cette prématurité biologique, physique, embryologique, va voir une image unitaire, unifiée, une identification première primordiale, alors même qu’il n’est pas constitué spéculairement. À cet endroit, on voit que la prise dans les discours fonctionne déjà, avant même que l’enfant ne parle. C’est un paramètre difficilement repérable mais primordial. Ce n’est pas seulement primitif car, dans la plupart des psychoses familiales, le stade du miroir se rejoue. Les personnes psychotiques cherchent une identification primordiale première – on retrouve là, la question du Führer, du leader – pour reconstituer cette image spéculaire dans le miroir. La fonction du stade du miroir pose la question du comment on constitue une image « en dehors » où on se voit unitaire. La psychose est souvent une quête à l’intérieur des familles d’une sorte d’identification qui permettrait que « ça » tienne ensemble.

De ce fait, je ne vois donc pas en quoi une forme de structure familiale traditionnelle plutôt qu’une autre ne serait pas – au niveau de la clinique de l’inconscient – à même de produire une identification primordiale première. Freud avait bien repéré, sur le plan clinique, que ceux qui ont eu très peu de rapport à la loi dans leur fonctionnement familial – je pense à la question de la symétrie dans les générations, le fils « copain » du père – ont souvent un surmoi féroce considérable. La constellation familiale est un paramètre mais il faut avant tout s’interroger sur la question du stade du miroir, non seulement dans son mythe mais aussi dans sa fonction à la fois par rapport à l’identification, à la fois par rapport à la jubilation, à la fois pour savoir comment les choses se « posent » dans les psychoses.

Pour terminer, j’ajouterai que Lacan amène aussi un triptyque de trois complexes : le complexe de sevrage, le complexe de l’intrusion et le complexe d’Œdipe.

En plus de la question du miroir, Lacan donne une place toute particulière à la question fraternelle. L’intrusion, dans le monde psychique, est avant tout l’intrusion par le frère ou la sœur. À l’endroit où on est dans l’hainamoration, dans la catastrophe psychologique, dans l’irruption radicale, dans le viol systématique, dans la cascade des remaniements de la constellation familiale, c’est la naissance d’un frère ou d’une sœur qui est structurellement une catastrophe qu’il va falloir négocier d’emblée. Ceci me permet d’ouvrir une autre question, celle de la place de l’homosexualité. Dans le mot « homosexualité », il y a homosexualité en tant que « sexualité du même » qui renvoie au stade du miroir, de la mêmeté. C’est la question de : comment je me constitue une image ? Comment, avec l’autre, je me fais moi, l’alter ego ? Comment je me constitue par rapport à cet autre, le frère, la

sœur ? C’est la question que l’on retrouve dans « Pour introduire le narcissisme6 », qui renvoie à la libido narcissique. D’autre part, il y a la question du choix d’objet. L’homosexualité est alors la résultante de tout le processus du stade du miroir et de la question œdipienne.

Discussion

Nicolas Janel : Quelle est l’articulation entre la loi symbolique et le stade du miroir qui serait de l’ordre de l’imaginaire ?

JRF : C’est la question de l’identification primaire, celle de l’identification au père, André Green évoquait la question du principe de la « paternité ». Dans le stade du miroir, il y a un montage symbolique qui tente de constituer de l’imaginaire, il n’est pas d’imaginaire d’emblée. Dans le séminaire Les psychoses7, Lacan précise qu’il y a un défaut de constitution de l’imaginaire et ce qui est à produire, c’est l’imaginaire.

Question à propos de la recomposition familiale et des contrats pervers.

JRF : La constellation familiale en tant que telle c’est une série de « contrats pervers » au sens où les objets sont matérialisés, les liens sont déjà là. Ce que je constate dans les familles recomposées, c’est que quelque chose ne fonctionne pas au niveau de l’historicisation en lien avec le rapport à l’inceste. Quand on parle d’inceste, ce n’est pas l’inceste réel, il y a des incestes symboliques et des incestes imaginaires au sens fantasmatique du terme. Ce qui est en question, ce ne sont donc pas les familles recomposées en tant que telles, c’est comment la question générationnelle va être affirmée, il ne s’agit pas d’une personne, il s’agit dans certains cas d’un « climat » incestueux.

Questions :

  • À propos de l’articulation du stade du miroir et de l’identification primordiale avec la question de l’humanisation.
  • À propos de l’inscription sociale en lien avec le passage du « dedans » et du « dehors » d’avec la famille.
  • À propos du statut du désir d’enfant dans le lien amoureux.

JRF : L’évolution institutionnelle, ethnologique, sociologique suit son propre cours, mais le problème « raciste » est toujours là, c’est-à-dire le problème de l’ouverture à l’autre. L’homosexualité (comme choix d’objet) est-elle mieux acceptée par la société d’aujourd’hui ?

La famille est toujours l’unité institutionnelle. Lucien Israël disait : « Les femmes vont dans le sens de construire des familles, les hommes vont dans le sens de leur destruction. » Ce jeu entre homme et femme pose une question sous-jacente : la position de la femme dans l’institution familiale, entre la mère et la femme. Est-elle en position de mère pour tous les membres de la famille ? Comment va-t-elle pouvoir affirmer sa position féminine ?

Cette question renvoie au désir d’enfant. Qu’est-ce que le désir d’enfant ? On a le désir du désir de l’Autre, c’est-à-dire le désir de ce qui nous manque. Le désir d’enfant est déjà une réponse, c’est une forme matérialisée. Le désir d’enfant est une « forme fétichiste », c’est le fétichisme de la femme en même temps que son rapport aux vêtements.

Dans nos systèmes actuels, ce qui est intéressant à noter c’est l’enfant en position de parents particulièrement lorsque les parents sont vécus comme « fragiles ».

Question à propos de la nomination de l’enfant et de son inscription dans les générations.

JRF : La nomination est un effet du langage lui-même. Ce que l’on appelle stade du miroir a-t-il un effet de nomination ? La nomination, c’est reconnaître quelque chose qui est déjà là. La question du nom, c’est aussi comment le sujet va se débrouiller avec son nom, mais la nomination n’est pas première.

Question à propos de la « forclusion » de l’historicisation et de l’atemporalité de l’inconscient en lien avec la question de la répétition, c’est-à-dire de la pulsion de mort et du passage à l’acte.

JFR : La question du défaut d’historicisation sur le plan personnel, sur le plan politique etc., a des conséquences cliniques. Aussi, au cours des entretiens préliminaires, il ne faut pas hésiter à demander au patient des précisions sur son histoire avec cette idée de formuler des choses qui peuvent être sues en lien avec la question du savoir non su, c’est-à- dire l’inconscient. Freud interrogeait ses patients.

Quels sont les mécanismes en jeu ? Je pense que cela est en rapport avec le refoulement transgénérationnel, c’est le fait de ne plus tenir compte, comme le disait Lacan, de cette affirmation : « Honore ton père et ta mère. » Il faut entendre ici quelque chose de la Behajung qui a des répercussions cliniques ; aussi, ne faut-il pas hésiter à demander au patient tout de suite des précisions sur son histoire.

Epilogue de la journée : Les perversions extraordinaires

Je voudrais tout d’abord faire un rappel étymologique. Le mot complexe vient du terme complexus, participe passé de complector – enlacer, contenir – qui a donné complexité avec deux sens très différents : complexion, qui signifie assemblage, et tempérament.

À la question : y-a-t-il de nouveaux complexes familiaux ? La réponse – au niveau du contenu latent, au sens de l’inconscient freudien – est à chercher au niveau du triptyque lacanien dans le rapport au sevrage, à l’intrusion et au complexe d’Œdipe. L’actuel est à interroger au niveau de cette « triangulation ». Au niveau de la pratique, cela pose quelques difficultés puisque le devenir de la famille a changé dans notre monde contemporain, que ce soit au niveau des rôles, des droits (demande d’égalité des sexes), des religions qui ont conditionné et conditionnent encore les formes des familles. L’effet du « mariage pour tous », par exemple, est le reflet d’une certaine évolution civilisationnelle, « postmodernité » qui, il faut le rappeler, ne concerne qu’un tiers du monde. Cette évolution civilisationnelle n’a cependant pas à voir directement avec les subjectivités.

La question de l’inceste, en lien avec la structuration du sujet, est une des composantes qu’il sera nécessaire de reprendre car pour essayer de transgresser les lois, il faut qu’il y en ait. Au niveau sociétal, je dirais que la loi est « perverso-psychotique » du fait des mécanismes de la psychologie de groupe, du fait du médiatique, référence au virtuel, à internet, ne serait-ce qu’au niveau de la rencontre dite « amoureuse ».

Si on réactualise le triptyque de Lacan :

  • Le complexe de sevrage pose la question de la séparation. Je ne parle pas de la séparation amoureuse qui est l’effet a posteriori d’une Bejahung, d’une affirmation qui a fonctionné. La question de la séparation est la manière dont un enfant se structure difficilement en se séparant de son objet. La séparation, c’est le « fort-da », manière de négocier la séparation par le jeu de cache-cache, c’est-à-dire de négocier l’absence de l’autre, de la mère, du père ou du frère. Jacques Lacan et Sigmund Freud s’appuient sur la question du fort-da car la symbolisation est déjà là, mais cela ne la crée pas. Le jeu de cache-cache indique que le refoulement primaire est déjà là.

À la question : peut-on créer du refoulement primaire ? La réponse est oui. Lucien Israël disait8 : le S1, le signifiant-maître, n’est pas déjà là. L’ancrage, au départ, n’est pas déjà là, l’ancrage se crée dans la cure. Que se passe-t-il dans une cure ? On essaie de remobiliser les différents signifiants fussent-ils des signifiants-maîtres virtuels.

  • Le complexe d’intrusion concerne la question du tiers exclu, question plus actuelle que jamais, question que l’on retrouve dans la psychologie collective, dans le médiatique. Le médiatique n’est pas un « vrai » tiers, c’est du synchronique, du momentané. La relation amoureuse par le virtuel, le médiatique, ne tient pas ; il y a souvent confusion, au sens freudien, entre la sexualité et la génitalité.
  • Le complexe d’Œdipe, on l’a vu, est en lien avec la question du rapport clinique au stade du miroir en tant qu’identification primordiale, en tant que refoulement premier. L’œdipe est un moment complexe. Lacan y a rajouté la question du phallus. Freud, dès les lettres à Fliess9, indique qu’il y a des formes de structuration plus précoces ou moins précoces suivant que l’on est dans la paranoïa, dans la phobie ou dans l’hystérie. Ce ne sont pas les mêmes moments et modes d’ « œdipinisation ». Par exemple, le paranoïaque est déjà dans l’Œdipe-roi mais pas dans le complexe d’Œdipe par rapport à la castration.

Pour conclure, nous dirons que la constellation familiale est un paramètre qui fonctionne au niveau de la genèse pour l’enfant aussi bien pour les moments délirants que pour les moments d’angoisse aigus ou encore pour les moments difficiles entre fantasme et délire. La constellation familiale constitue un paramètre qui va faire évoluer d’une certaine manière les structures présentes ou virtuellement présentes.

Pour illustrer cette question, je présenterai trois exemples :

  1. Dans Le nazi et le psychiatre10, un psychiatre tente d’étudier, pendant le procès de Nuremberg, la psychopathologie des deux plus grandes figures et bourreaux du nazisme, Hermann Göring et Rudolf Hess, qui rappellent les tentatives d’étude faite aussi par Primo Levi et Hannah Arendt. Contrairement à toute attente, cette étude indique que tout est « normal ». Du côté de la constellation familiale, H. Göring est un homme très attaché à sa famille. La fonction familiale se situe « à part », dans son rapport à l’autre, dans son rapport aux institutions (il s’agit d’une véritable schize).
  2. Dans Le président T. W. Wilson, Freud réalise, avec William Christian Bullitt (un diplomate), un portrait psychologique du président T.W. Wilson, et fait ressortir un point très intéressant, celui du surmoi. Le président T. W. Wilson est celui qui a « poussé » à la création de la Société des Nations (SDN) et a tout fait pour que les États-Unis n’en soient pas membres. La problématique de T.W. Wilson, brossée en une phrase, est la suivante : « Si son père était Dieu, il était lui-même le fils unique et bien-aimé de Dieu, Jésus-Christ11. » Freud propose que lorsqu’on est pris dans une identification au surmoi, il est difficile de dire si c’est une force surmoïque dans le collectif, si c’est névrotique ou psychotique. Il ne s’agit pas obligatoirement d’un surmoi œdipien, c’est le surmoi tel que Mélanie Klein ou Winnicott en parle, c’est-à-dire quelque chose qui tient dans la prise dans le langage lui-même. Dès lors, il y a quelque chose qui interroge le fonctionnement du président, qui pose la question de sa folie (voir Trump).
  3. Louis II de Bavière a eu la chance d’être roi, il a pu faire des « constructions » délirantes à savoir des châteaux ! À propos du Journal clinique, un article sur Louis II de Bavière où il y avait d’une part « le » Louis II qui s’identifie au roi et d’autre part, comme l’écrivait Jean Clavreul12, « il est le roi ». On passe d’un mécanisme identificatoire imaginaire à un collage. Le journal de Louis II de Bavière est plein de néologismes délirants, par exemple la formule qui le faisait tenir : « L’État, c’est moi » donne : « Meicost Ettal » qui est la création d’un néologisme.

L’exemple de Louis II de Bavière est un essai identificatoire raté à Louis XIV. Louis II de Bavière essaie de « se tenir », il tente de créer une enveloppe architecturale pour reconstituer du moi. Ainsi ce n’est pas la question du sujet mais la question du moi. Faute d’un moi qui tienne – moi en tant que somme d’identifications chez le névrosé –, il est obligé de continuer à créer pour que le moi puisse exister comme contour, comme enlacement. « Si veut le roi, si veut la loi », Louis II voulait que « la Bavière n’ait qu’une seule tête pour pouvoir la trancher d’un coup ». Il était le seul spectateur des opéras de Wagner, il ne pouvait admettre aucun autre. Le rapport du moi à l’alter ego est totalement absent et revient sous la forme délirante. Ce qui est intéressant aussi à noter ce que la mère de Louis II n’existe pas en tant que sa mère, « sa mère n’est que celle qui a l’honneur d’être la mère du roi ». Quant à son père Maximilien : « Il s’agissait d’arracher le roi Maximilien à son cercueil pour lui donner une paire de gifles »… Quelle transmission !

Par perversions extraordinaires, j’indique que, peu importe la structure psychotique, névrotique, débile etc., une « perversion » va se constituer à partir de nos symptômes dès lors qu’ils sont pris dans le mouvement du collectif, dans le champ du médiatique. Les structures familiales sont une manière institutionnelle de singulariser ses rapports au désir, à l’amour, aux différentes générations et aux questions de Dieu le père. La structure familiale est l’unité minimale et ce qui se rejoue, c’est une certaine manière de tenter d’articuler la loi symbolique, la loi juridique, pénale, et la loi sociale, c’est le même mot mais chaque fois un autre champ. Mais le symbolique, chez l’être humain, essaie, car pris dans le langage, de recouvrir le réel, il essaie de le faire congruent au réel. Ce qui fait que chacun avec son symptôme – au niveau de la structure analytique – va, face à la complexité, créer une néoformation qui est une « perversion ». Cette « perversion » n’est pas « ordinaire ». Si elle était ordinaire, elle aurait à voir directement avec la singularité. Cette « perversion » a à voir avec quelque chose qui s’inter-sectionne entre le moi et la question de l’Autre qui n’est pas l’Autre barré.

Dès lors, chaque structure va tenter une sorte d’essai de sublimation très différente de la structure de départ. Par exemple, l’obsessionnel va devenir un exhibitionniste permanent. La phobique peut faire de l’échangisme pour dépasser ses inhibitions. L’hystérique, insatisfaite, peut devenir un tyran domestique. Le paranoïaque réussit à créer de la cruauté mélancolique – aux États-Unis, par exemple, c’est celui qui « se prend » pour « Le » président et veut vraiment réaliser son programme. Le schizophrène, face à ses dissociations, est obligé de mettre en place des délires, par exemple, celui de créer des châteaux.

En résumé, les « complexes familiaux » ne constituent toujours qu’un paramètre. Il ne faut pas en rester à une position familialiste, il ne faut pas penser qu’on peut utiliser des thérapeutiques qui vont soigner la famille en tant que telle. Pour que la famille ait une fonction, elle a besoin d’être prise dans différentes conflictualités. Notre travail consiste à essayer de soutenir le rapport au désir, aussi bien son propre désir que le désir de l’Autre, et de prendre en compte la question du rapport au sinthome dont la forme diffère selon les structures. L’important est d’oser soutenir par moments, comme dans Malaise dans la civilisation13, son rapport à la singularité malgré ce côté collectivisant qui constitue la famille. Le risque, c’est de s’orienter doucement dans une espèce de simplification à outrance du devenir de l’humain, opposition qui repose obligatoirement sur la haine et sur le « tiers exclu ».

1 J. Lacan (1938), Les Complexes familiaux, Navarin. Ou « Les complexes familiaux », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84.

2 J. Lacan (1966), Écrits I et II, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

3 J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975.

4 J. Lacan « Les sœurs Papin », dans De la psychose paranoïaque suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, op. cit.

5 M. Safouan, C. Hoffmann, Questions psychanalytiques, Paris, Hermann, coll. « Psychanalyse », 2015, p. 58.

6 S. Freud (1914), « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

7 J. Lacan, Le Séminaire livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981.

8 L. Israël, Le médecin face au désir, Toulouse, Arcanes érès, 2005.

9 S. Freud (1887-1902), « Lettres à Fliess », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.

10 J. El-Hai, Le nazi et le psychiatre. À la recherche des origines du mal absolu, Paris, Les Arènes, 2013.

11 S. Freud, W. C. Bullitt, Le président T.W. Wilson. Portrait psychologique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005, p. 109. (Ce texte n’est ni reconnu par le milieu intellectuel ni par le milieu analytique, il ne figure pas dans Die Gesammelte Werke).

12 J. Clavreul, « La folie de Louis II de Bavière », dans Le désir et la loi, Paris, Denoël, coll. « Espace analytique », 1987.

13 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971.

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