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Le silence du psychanalyste

par Patrick DELAROCHE,

Imposé à Freud par une patiente hystérique, le silence du psychanalyste fait désormais partie de la technique de base de l’analyse avec l’attention flottante et l’association libre. Le silence réclamé par Emmy von M. pour expliquer ses symptômes sans que Freud ne la harcèle de questions inaugure l’importance de la parole du patient et même le fait que c’est sa parole qui va faire office d’interprétation, c’est-à-dire remonter à l’origine des traumatismes, des non-dits et des malentendus pathogènes. Malheureusement cet idéal subit souvent des revers divers. D’abord le silence du praticien peut être reçu comme une désapprobation ou tout simplement une absence d’écoute, ensuite la quête des origines peut conduire aux vœux mortifères qui ont présidé à la naissance du sujet et cela peut conduire à des impasses dramatiques, voire à l’éclosion d’un délire, enfin et dans tous les cas, la personne de l’analyste concentre sur elle les frustrations qu’a subies le sujet comme les idéaux auxquels il aspire, ce qui le fait taire. Une phrase de Lacan résume bien cette paradoxalité du silence :

« L’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position […] soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a.1 »

La question qui se pose dès lors est de savoir ce que signifie « cadavériser sa position » quand l’analyste est vécu comme un autre quelconque. S’il s’agit de la résistance du psychanalyste, faut-il qu’il reste silencieux ?

Le silence de l’analyste

Pour Lacan, l’analyste peut donc être grand Autre ou petit autre : cela est induit par le patient, mais c’est à lui de savoir à quelle place il est mis. Comme grand Autre, en effet, il est le représentant incarné, si je puis dire, de l’Inconscient. À ce titre, il entend ce que dit le patient, lui-même à l’écoute de son propre discours, et n’est pas dispensé de ponctuer cette parole inédite. Mais l’analyste peut aussi être un petit autre, c’est-à-dire, dans le vocabulaire lacanien, un alter ego, un individu comparable à tout autre et identifié par exemple professionnellement. Il s’agit de la part du patient d’une résistance certaine mais Lacan, à son habitude, préfère parler de la résistance de l’analyste et il a raison car je pense que dans le cas où il est quelqu’un de quelconque l’analyste doit parler et non se taire.

La situation analytique au sens strict est en effet une position unique et difficile. La fameuse règle fondamentale implique non seulement de supprimer toute censure mais, si on y réfléchit bien, impose pour la première fois de penser sous le regard de l’autre. Même avec la mère, le nourrisson n’a pas cette intimité. En effet, Freud ne dit pas de tout raconter mais de saisir les Einfälle, « ce qui vient », et cela afin d’entendre l’articulation entre deux idées dont l’association révèle une autre pensée, inconsciente celle-là. Cette méthode doit pouvoir laisser parler la pulsion. Or la parole est sous la domination du moi, si bien que la psychanalyse se situe d’emblée au cœur du conflit bien connu. L’inconscient du patient idéalement projeté sur celui de l’analyste est bien obligé de s’exprimer à travers le moi, c’est- à-dire en somme le petit autre qu’il est avec ses préjugés à lui, ses défenses, ses idéaux, son surmoi, bref tout ce qui peut prendre le nom de résistance, dans la mesure où toutes ses pensées passent par ce filtre moïque. Il en va de même de l’analyste qui se tait par souci technique certes mais qui doit surtout faire taire en lui ses propres préjugés. Il arrive souvent, par exemple, que le patient se mette à raconter sa journée ou à décrire le cabinet où il se trouve et quand l’analyste lui en fait la remarque proteste en arguant de la règle qui lui est imposée. L’analyste pourrait évidemment continuer à se taire et certains s’en tiennent là. Il est vrai qu’il a souvent du mal à distinguer ce que j’appelle verbiage, qui est fait d’associations de type métonymique, des associations véritables. En effet, le discours métonymique peut refléter certaines consonances signifiantes qui sollicitent ce que certains lacaniens appellent scansion. Pour ma part, quand je prends conscience d’un discours superficiel, j’interviens toujours et ce, depuis que ces patients ont reconnu à chaque fois que ce discours venait masquer des pensées inavouables et importantes dont bien entendu le transfert comme l’avait découvert Freud. En intervenant ainsi ou en parlant tout simplement, l’analyste se démarque de la statue de Commandeur (voir Don Juan de Molière), qu’imaginait le patient dans son transfert, et condescend lui-même à parler en personne ordinaire. La résistance de l’analyste consisterait en l’occurrence à se conforter dans cette statue qu’a érigée le sujet. On aurait tort, à mon sens, d’assimiler cette place du Commandeur à celle de grand Autre : c’est même cette illusion qui constituerait la résistance de l’analyste et sa raison de se taire dans un silence mortifère qui vient faire dangereusement écho à celui du patient et alimenter la pulsion de mort muette comme on le sait grâce à Freud. Car il n’y a pas que le verbiage pour se défendre contre le silence de l’inconscient. Certains mutismes en effet ne laissent pas d’être inquiétants et requièrent non pas une intervention ponctuelle mais de véritables paroles capables de permettre au patient de prendre une certaine distance : c’est même pour cela qu’il est parfois nécessaire de reprendre le dialogue en face à face. Cette dialectique entre passivité analytique et activité thérapeutique, si on peut caricaturer les choses ainsi, est parfaitement illustrée par la pratique du psychodrame individuel qui se joue avec un patient et deux sortes d’analystes. Les uns – les co-thérapeutes – jouent le rôle que le patient leur a confié et, ce faisant, interprètent la scène analytiquement, tandis que l’ensemble est dirigé par un analyste qui ne joue pas mais choisit les scénarios avec le patient et interrompt la scène quand celle-ci a provoqué une interprétation qu’il se contente en général de ponctuer. Ces deux types d’analystes sont bien entendu confondus dans la cure, mais passer de l’un à l’autre en séance d’analyse selon les nécessités est grandement facilité par l’expérience de cette pratique.

Les silences du patient

Le silence technique de l’analyste est bien entendu particulièrement confronté à celui du patient et c’est souvent ce dernier qui pousse l’analyste à sortir du sien. Toute la question, on l’a vu, est de savoir si et à quel moment il doit le faire, ce qui nous renvoie à « l’activité » du paragraphe précédent et à la nécessité pour l’analyste de sortir de son rôle hiératique. Or l’un des éléments indicatifs de ce changement éventuel d’attitude est la qualité et le type de silence du patient. Robert Fliess, le fils du célèbre ami de Freud, s’est attaché à cette tâche2. Pour lui, les silences sont liés au type de langage utilisé par le patient et à la pulsion partielle qu’ils révèlent. Il distingue ainsi trois types de silence :

  1. Érotique-urétral, forme de silence analogue au fonctionnement du sphincter urétral avec un arrêt des paroles lié à la pensée. C’est un silence « normal » qu’il suffit d’interroger pour l’interrompre.
  2. Érotique-anal, correspondant à une inhibition et à une retenue quasi volontaire des pensées que l’analyste a du mal à obtenir. Il s’agit, nous dit Fliess, d’une véritable « constipation verbale ».
  3. Enfin le silence érotique-oral dans lequel le langage échappe au « contrôle de l’érogénéité orale » et s’apparente au mutisme. Il s’agirait en effet d’une incapacité réelle, insurmontable, liée à une régression infantile narcissique et reflet d’un « transfert archaïque ».

Car bien entendu, comme l’avait deviné Freud, le silence du patient est le fait du transfert, mais un transfert d’intensité et de tonalité variables selon les patients et les moments de l’analyse. Cela nous conduit à reparler du transfert et de son « maniement ». Freud, on le sait, distinguait deux types de transferts, l’un « amical et tendre » ou encore positif facilitant l’analyse, le second négatif, érotique ou haineux, et obligeant l’analyste à interpréter. Cette question de l’attitude de l’analyste, en effet, nous préoccupe car elle n’est pas aussi simple que l’écrit Freud en 1910. En effet, et comme le dit Lacan :

« Si le transfert se fait trop intense il se produit un phénomène qui évoque la résistance […] sous la forme la plus aiguë […] : le silence »

mais il ajoute :

« Il n’est pas simplement négatif, mais il vaut comme au-delà de la parole.3 »

Certes, cette remarque conserve toute sa valeur à condition que patient et analyste soient unis dans un silence représentant alors, poursuit-il, « l’appréhension la plus aiguë de la présence de l’autre comme tel ».

Or si certains silences ponctuent le discours et prennent ainsi du sens, comme les deux premiers types répertoriés par Robert Fliess, ce n’est pas le cas d’un silence qui, tel l’érotique-oral (toujours selon Fliess), semble refléter un arrêt de la pensée. Celui-là, qu’il faut bien distinguer d’un silence transférentiel parfois durable, équivaut à ce que Freud appelle un retrait de libido du monde extérieur sur le moi, ce qui implique un total désinvestissement de l’analyse et du transfert. D’ailleurs, Fliess précise que dans ce cas les interventions de l’analyste sont totalement inopérantes. Bien entendu on se trouve là en présence d’un pur schéma mélancolique4, dans la mesure où le praticien se heurte au narcissisme absolu que Freud assimilait à la psychose. Il signe en effet une rupture totale avec l’objet réduit à l’incorporation et traduit au pire une décompensation, mais aussi un traumatisme résistant ou un raptus suicidaire, l’absence de pensée – c’est-à-dire en fait la paralysie du préconscient qu’elle implique – formant la matrice du passage à l’acte. Bien entendu ce genre d’épisode doit entraîner ce que j’ai appelé l’activité de l’analyste.

La dialectique psychanalytique

Comme on le voit, le silence du patient peut avoir des significations diamétralement opposées et susciter des attitudes non moins opposées de l’analyste. Cette asymétrie apparente cache en fait une asymétrie fondatrice instaurée par la règle de l’association libre d’un côté, et de l’écoute flottante sinon silencieuse de l’autre. C’est cette asymétrie qui permettra que puisse s’analyser, et non se créer, le transfert. En effet, de deux interlocuteurs amis dont l’un fait des confidences à l’autre, qui va transférer ? Faites-en l’expérience ; c’est bien entendu celui qui écoute. Le cadre psychanalytique permet donc d’inverser artificiellement cette situation et cela à l’aide du silence obligé de l’analyste. Comme on le voit, les choses ne sont pas tellement tranchées entre les deux protagonistes5. C’est d’ailleurs ce qui a poussé tout un courant de la psychanalyse à insister sur le contre-transfert, que Lacan réduit aux préjugés de l’analyste. Il n’empêche, le jeu des identifications réciproques conduit parfois à de véritables impasses auxquelles le silence participe, comme dans un véritable rapport de force. Sans aller jusqu’à ces situations extrêmes, il est sûr que certains blocages de l’analyse s’expliquent par les préjugés techniques ou idéologiques de l’analyste et justifient le recours des jeunes analystes à une supervision par un collègue qui jouera le rôle de tiers. Les préjugés techniques forment ce qu’on appelle le surmoi de l’analyste, surmoi qui se transmet comme le surmoi parental de façon transgénérationnelle. Quant aux préjugés idéologiques qui peuvent prendre la forme paradoxale d’une connivence, ils ne sont pas moins opérants mais restent souvent occultes. Quelle que soit leur nature, ces blocages, soit l’arrêt des véritables associations, obligent l’analyste à parler et à ne pas répondre au silence de fait du patient par un silence professionnel dont un Ferenczi fustigeait l’hypocrisie et Kohut l’impolitesse (sic). De fait, si l’analyste parle, il ne joue plus en quelque sorte son rôle officiel et expose malgré lui son inconscient, car il suffit de parler à quelqu’un pour que l’interlocuteur « entende » quelque chose d’autre. C’est sans doute ce risque que redoutent les analystes débutants, risque que la pratique du psychodrame permet précisément de dépasser parce que la fonction analytique est scindée et que seuls les co-thérapeutes s’exposent, tandis que l’interprétation analytique, souvent réduite à une scansion, revient au directeur de jeu. Mais le psychodrame a ses limites et il a en particulier le défaut fondamental de ne pas permettre l’analyse du transfert, analyse fondamentale et parfois interminable. Car en définitive si le transfert permet parfois la sorte de communion silencieuse qu’évoquait Lacan, c’est lui aussi, dans ses formes archaïques, qui produit l’arrêt de la pensée et la rupture du processus engagé. Bref, dans tous les cas, le patient agit au lieu de se remémorer. C’est le paradoxe du transfert dont Freud nous dit à la fois l’importance considérable en analyse –

« ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert, jamais plus il ne l’oublie et il y attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres moyens6 »

et le fait qu’il se manifeste par un agir transgressant la règle analytique :

« tout se passe comme si [le patient] agissait devant nous, au lieu de seulement nous informer.7 ».

Et le silence du patient est le parangon de ce comportement.

La psychanalyse, par son offre infinie, ouvre parfois la voie à des forces démoniaques dont certains sujets ont besoin qu’on les défende. Le silence de l’analyste dans tous les cas renvoie au silence de la solitude et de la déréliction de l’être humain confronté au mystère des origines. À cette question que l’analyste soutient parfois malgré lui, n’est-il pas naturel que le patient réponde par un silence, fût-il transférentiel ?

1 J. Lacan, « La chose freudienne », Écrits, Le Seuil, 1966.

2 Silence et verbalisation : un supplément à la théorie de la « règle fondamentale » (1949), dans J. D. Nasio, Le silence en psychanalyse, PBP, 2001, Éd. Payot et Rivages.

3 Leçon du 7 juillet 1954, dans Le Séminaire, Livre 1, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, cité dans le livre de J. D. Nasio, op. cit.

4 Voir S. Freud, Deuil et mélancolie, traduction inédite, PBP, 2011.

5 Beaucoup de patients faisant allusion à la séance précédente disent : « On a dit l’autre jour », alors que l’analyste est resté silencieux.

Abrégé de psychanalyse, Puf, 1978, p. 45. C’est nous qui soulignons.

Ibidem.

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