Intervention d'Hervé Gisie dans le cadre de la 2e journée consacrée à l’œuvre de Lucien Israël "Les apports nouveaux de Lucien Israël dans les pratiques" qui a eu lieu le 22 mai 2019 à la Clinique Sainte Barbe à Strasbourg.
Introduction
J’ai fait le choix de vous parler de la Verpönung. Dérouler le concept de Verpönung en vingt minutes ressemble fort à une gageure. Je vais donc tenter de faire vite et aller à l’essentiel.
Au préalable, je voulais dire que je suis très heureux d’être aujourd’hui là parmi vous pour cette deuxième journée consacrée à Lucien Israël. Je ne l’ai pas connu personnellement, juste aperçu à deux reprises au local de la BRFL, peu avant sa mort. Ses textes m’ont cependant énormément éclairé, notamment lorsque je débutais dans ma pratique des expertises judiciaires, il y a une vingtaine d’années, surtout en ce qui concerne les perversions. Il est, en effet, toujours frappant de constater que les pervers qui ont commis des choses horribles, qui ont transgressé les lois, sont souvent d’un abord très « sympathique », bien insérés dans le social, ayant une vie de famille… Ce qui frappe, c’est un extraordinaire conformisme et l’image du « comme tout le monde ».
J’ai pourtant l’impression d’avoir connu un peu Lucien Israël car j’ai beaucoup échangé avec quelqu’un qui le connaissait très bien et qui lui était proche. Je veux parler de mon compagnon et ami, Pierre Jamet, hélas disparu il y a déjà une dizaine d’années. Je me souviens des moments où j’allais le voir dans sa ferme sur les hauteurs d’Orbey, juste à côté de chez moi. C’était bien souvent durant l’été et nous avions pour habitude de parler toute la journée au soleil. Je l’avais un jour interrogé au sujet de l’amour transnarcissique dont il était initialement prévu que Jean-Richard Freymann et Jean-Claude Depoutot parlent en introduction de cette journée. Pierre Jamet pensait que Lucien Israël en rajoutait sans doute un peu, que ses postions étaient trop tranchées, du moins elles manquaient de nuances. Pierre Jamet pensait que l’amour transnarcissique était une sorte d’utopie, dans le sens où ce n’est pas quelque chose d’atteignable une fois pour toute, à moins peut-être d’être mystique.
Lucien Israël partait de l’idée que la plupart des amours sont narcissiques alors que cela n’est pas évident du tout. Je vous rappelle à ce sujet que pour Freud, l’amour premier est l’amour par étayage. Le choix d’objet par étayage est différent du choix d’objet narcissique.
La caractéristique de cet amour transnarcissique serait justement la levée de la Verpönung dont je vais parler, et qui, disons-le, pose d’emblée des problèmes de traduction et des difficultés terminologiques, nous y reviendrons. Elle a été traduite par opprobre, honnissement, anathème (qui serait la forme ultime de la Verpönung). Mais aussi par dégoût, honte, voire pudeur (par glissement de sens) qui sont plutôt des effets ou des conséquences de la Verpönung.
Du côté du corps, cet amour transnarcissique transcenderait toutes les manifestations de dégoût. Mais là, nous devrions déjà distinguer différents dégoûts. Il y a toute une palette du dégoût. Jean-Richard Freymann en parlait dans un de ses ouvrages1 ; le dégoût oral n’est, par exemple, pas le même que le dégoût anal. Le dégoût oral aurait juste à voir avec la proximité des corps, alors que le dégoût anal, lui, a vraiment à voir avec la question excrémentielle, de la déjection, de la vomissure mais pas orale…
Il n’est pas non plus évident que cette levée du dégoût soit quelque chose de constant. Elle peut très bien être quelque chose de tout à fait ponctuel. Elle peut exister par moments, par exemple au moment où un couple est au bord de la rupture, ou alors dans certains moments de tendresse etc. Je rajouterais que cette levée du dégoût peut se faire si cet amour est quelque peu réciproque. Si au contraire, il n’est pas réciproque, on peut se dégoûter encore beaucoup plus soi-même…
S’il peut y avoir levée de la Verpönung, c’est que pour un temps, on peut se laisser pénétrer par les objets partiels de l’autre, en lâchant quelque chose de son image spéculaire, de son narcissisme. Jean-Richard Freymann l’a rappelé2, finalement, ce qui fait transnarcissique, c’est de pouvoir accepter subjectivement qu’on aime avant tout un signifiant. De ne pas être amoureux d’une image qui serait en conformité avec ses représentations internes. Le pas transnarcissique, ce serait au fond, le pas analytique, ce serait de savoir que lorsque l’on aime, on aime un signifiant. Ce que cet amour transnarcissique met en évidence, c’est le fait que l’amour peut parfois être une production métaphorique qui, à ce moment-là, produit une signification nouvelle, ce en quoi nous pouvons retrouver les positions de Lacan.
Et puis, il reste à dire qu’il n’y a pas d’amour transnarcissique « pur », il n’évacue pas pour autant complètement l’amour narcissique. Tous les versants de l’amour restent présents, il s’agit juste d’une question de degrés, et où l’on peut attendre des modifications dans l’ordre de ceux-ci et de leur investissement. En introduisant la Verpönung, Lucien Israël a ainsi été amené à parler d’amour mais aussi de perversion. C’est d’ailleurs par le biais de la perversion qu’il va l’introduire. Et il l’introduit d’emblée comme étant un mécanisme tout à fait distinct des trois autres mécanismes que sont la Verdrängung (le refoulement), la Verleugnung (le déni) et la Verwerfung (la forclusion).
À partir des repères freudiens, la création de ce « concept » se fera en 3 temps. Lucien Israël produira, en effet, 3 textes dans un laps de temps relativement court, c’est-à-dire un peu plus d’une année.
- Le premier : Verpönung. Le 25 février 1974. Dans le séminaire, La jouissance de l’hystérique.
- Le deuxième : La Verpönung. Le 10 février 1975. Dans le séminaire, « La perversion de Z à A », paru dans Le désir à l’œil.
- Et le troisième : Die Verpönung – l’opprobre. Écrit entre le 30 mars et le 2 avril 1975. Paru de manière anonyme selon l’usage dans Scilicet 6/7 en 1976.
En parcourant chronologiquement ces 3 temps d’élaboration comme je vous propose de le faire, nous pouvons nous apercevoir que les choses ne sont pas aussi claires qu’il n’y paraÎt au premier abord. Notamment en ce qui concerne la notion d’objet verpönt. Tantôt il parle d’objet de la pulsion, tantôt d’objet désirable, mais encore d’objet a, ou d’objet transitionnel…
Ce qui est remarquable, c’est qu’il nous mène à la complexité de la notion d’objet où derrière ces interrogations sur l’objet, se trouve toute une gamme de mécanismes de l’objet par rapport au sujet.
Premier texte : Séminaire 1974 – La jouissance de l’hystérique - Verpönung (25 février 1974)
Lucien Israël débute sur la Verpönung à partir d’une interrogation sur le désir pervers. Le désir pervers qu’est-ce que c’est ? C’est un désir qui n’a pratiquement pas subi l’Entstellung, c’est-à-dire la déformation par les processus primaires (déplacement et condensation). C’est un désir qui apparaît tel quel dans la conscience et qui est mis en acte.
D’où la question qui va l’arrêter quelque temps : Comment se fait-il que l’immense majorité des objets désirables soit transformée, rendue méconnaissable par l’Entstellung ?
Il a fallu attendre qu’il trouve la référence freudienne pour asseoir son développement. Il l’a trouvée chez Freud dans une relecture du texte « Ein kind wird geschlagen - Un enfant est battu » où apparaît le terme « die verpönte », en désignant en cette occurrence une relation génitale honnie.
Il se peut, en effet, que ce qui peut être honni soit une relation génitale mais ce n’est pas ce qui tombe habituellement sous cette espèce de marque de dégoût de la mère. Cette marque de dégoût concerne essentiellement les objets anaux, stercoraux, les excréments. C’est là le versant le plus usuel où viennent se fixer les marques de dégoût. Ces objets sont marqués très précocement par les manifestations de dégoût de la mère ou d’un substitut maternel.
Or, ce qui va manquer dans les manifestations perverses c’est justement le dégoût. Ce qui n’a pas été marqué par ce dégoût, ne semblera ni choquant, ni dégoûtant, ni révoltant. D’où les effets : ce qu’on reprochera au pervers c’est justement son goût pour ce qui est dégoûtant ou choquant pour autrui (voir le film de Fernando Arrabal – J’irai comme un cheval fou où toutes sortes d’objets apparaissent : bave, urine, sperme, sang, excréments, cannibalisme…).
Ce que Lucien Israël tente de montrer c’est que le dégoût n’a rien de naturel mais naît d’une phrase ou d’un mot qui vient marquer un objet à un certain moment. Il en va exactement de même pour les goûts. Il n’y a pas de bon ou de mauvais goût en soi, ou de naturel. Il suffit de franchir n’importe quelle frontière pour découvrir que ce que mange le voisin est absolument infect ou dégoûtant (fourmis, mygales, larves, cafards…).
L’hypothèse qu’il établit c’est que les objets dégoûtants ont été verpönt, honnis, et non pas verdrängt, refoulés :
- D’où une définition personnelle du refoulement : La verdrängung, le refoulement, concerne une parole qui n’a pas pu être dite. Le refoulement ne concerne pas ce qui a pu exister mais quelque chose qui n’a jamais été dit.
- En revanche, la Verpönung, le honnissement, concerne des objets qui ont réellement fonctionné dans l’enfance.
Il apparaît ainsi une différence importante entre un désir « normal » et le désir pervers :
- Le désir « normal » est celui qui ne sait pas ce qu’il cherche.
- Le désir pervers, par contre, est celui qui sait ce qu’il cherche. Ce qu’il cherche, c’est l’objet non déformé, n’ayant pas subi l’Entstellung des processus primaires. Ou si l’on préfère la terminologie lacanienne, n’ayant subi ni la métaphore ni la métonymie, c’est-à-dire l’objet qui apparaîtrait tel quel, sans transformation, comme l’étron par exemple ou comme le lait, l’urine, l’écume ou le sperme.
Après avoir introduit la Verpönung via la question de la perversion, Lucien Israël aborde, dans un second temps, la question de l’amour.
Il énonce d’abord que l’amour passe toujours par le narcissisme. Pour lui, l’amour narcissique c’est la conjonction avec l’image narcissique, l’illusion de la conjonction avec cette image narcissique renvoyée le plus fidèlement par le miroir. Il rajoute encore ce détail capital, que cet amour narcissique qui vise à la fusion avec l’autre spéculaire est en fait un amour qui escamote la différence des sexes. L’amour narcissique est celui qui tente de nier la différence des sexes.
En revanche, l’amour transnarcissique, cet amour qui amène à perdre une partie de son narcissisme vient se constituer sur fond de ce que Freud appelait la survalorisation sexuelle, Sexualüberschätzung3. Grâce à cette survalorisation sexuelle, l’adoration des parties de l’objet aimé n’est pas le découpage fétichiste en objets partiels.
On n’aime pas quelqu’un pour tel ou tel de ses détails anatomiques, pour telle ou telle courbure, pour telle ou telle pilosité, telle ou telle musculature… Il y a dans cette survalorisation sexuelle, la possibilité d’unifier ces objets dans un tout, dans lequel chaque partie augmente justement l’attrait de l’ensemble.
Ce que Lucien Israël affirme, « c’est que justement l’amour (transnarcissique) se repère à ceci, qu’il lève la Verpönung et qu’il ne peut rien y avoir dans l’autre de l’amour qui soit rejetable, qui soit objet de dégoût». Et de préciser, « c’est là au niveau du corps de l’autre, au niveau de ces objets éventuellement verpönt, au niveau du goût et de l’odeur de l’autre que se repère la possibilité d’un amour qui ne serait pas narcissique. Ne pas être incommodé, choqué, dégoûté par les odeurs et les goûts intimes de l’autre, c’est là que se trace cet état de grâce qui vient lever la Verpönung, en tout cas repérer une conduite différentielle à l’égard de ces émissions. Cela peut marquer aussi les limites de l’amour ». Apparaît donc le fait que, d’un côté l’amour transnarcissique lève la Verpönung mais que, d’un autre côté, dans la perversion, il n’y a pas de Verpönung. La Verpönung manque dans les manifestations perverses. Il s’ensuit alors tout un questionnement autour de l’amour dans la perversion que je n’ai malheureusement pas le temps de traiter ici. J’en livrerai simplement la conclusion qu’il en donne à la fin de son texte et qui sera sa formule la plus condensée pour désigner le pervers : « C’est celui qui sait où il doit aimer, qui il doit aimer.»
Deuxième texte : Séminaire « La perversion de Z à A » paru dans Le désir à l’œil. La Verpönung (10 février 1975)
Qu’est-ce qui nous amène à trouver bon un goût ou une odeur ? C’est le fait, dit-il, qu’un jour l’odeur ou le goût en question ont été désignés dans un discours d’autrui.
Lucien Israël revient donc sur la Verpönung qu’il avait évoqué un an auparavant et sur quoi il a encore beaucoup à dire.
Je cite : « Je cherchais à ce moment-là quel était le substantif français que l’on pouvait utiliser pour traduire la Verpönung. Je ne sais pas par quel mécanisme de défense je ne l’ai pas trouvé. Il est évident que le terme qui correspond à la Verpönung, c’est la honte. »
Pour lui, ce n’est pas dans la biologie qu’on trouvera la cause des dégoûts mais c’est à rechercher dans le discours parental, ou dans les silences parentaux que nous pourrons trouver ces causes. Autre point, capital celui-ci, ça n’est pas parce que la mère aurait dit à l’enfant à propos d’un goût ou d’une odeur, « c’est mauvais, c’est sale, c’est caca », que l’odeur sera verpönt, va nous faire honte, il y faut encore cette dimension de la jouissance de la mère. Il faut que ça touche à la jouissance de la mère.
Ce que Lucien Israël met également à jour, c’est que chaque fois qu’il est possible de trouver l’origine d’un goût ou d’un dégoût, chaque fois que l’on arrive à mettre en évidence le moment où s’est créé un tel goût ou dégoût, on retrouve un souvenir-écran et la honte porte sur ce qui se cache derrière l’écran. Et ce qui se cache a toujours à faire avec des pulsions, surtout des pulsions sadiques orales.
Troisième texte : Scilicet 6/7 paru en 1976 Die Verpönung – l’opprobre (écrit entre le 30 mars et le 2 avril 1975)
L’objectif que Lucien Israël énonce au début de ce texte est d’introduire dans les traductions françaises de Freud le concept de Verpönung, d’en montrer l’usage chez Freud, les conséquences sur ceux qui en sont les victimes et enfin les effets chez ceux qui en usent. Il débute par préciser l’étymologie et l’usage du terme chez Freud, sur quoi je dois malheureusement passer par manque de temps. Ensuite, à l’aide de plusieurs exemples cliniques, Lucien Israël établit que ce qui est frappé de Verpönung est une pulsion partielle ayant de fâcheuses accointances avec la pulsion de mort. Il rappelle à ce propos le flirt entre la pulsion orale et la pulsion de mort qui est illustrée dans le film de Marco Ferreri, La grande bouffe. L’intérêt des exemples qu’il donne consiste à saisir sur le vif, à surprendre en flagrant délit une pulsion partielle, qui s’applique donc à des zones diverses du corps. Tout objet des pulsions peut être frappé par la Verpönung, ou marqué par elle.
Qui profère la Verpönung ? Et pourquoi ?
C’est la mère ou un substitut maternel qui profère la Verpönung. La pénalisation parVerpönung est en quelque sorte une mainmise de la mère sur un objet. Ce qui s’impose, c’estque cette mère qui « fait honte », ne sait pas pourquoi elle le fait. Sa demande n’est pas consciente.
Pourquoi honnir ?
Nous avons vu que tous les objets peuvent tomber sous le coup de la Verpönung.
La sanction qui frappe l’objet réprouvé n’est rien d’autre que l’anathème qui serait, selon Lucien Israël, la forme ultime de la Verpönung. Mais que protège-t-on par l’anathème ? L’anathème protège quelque chose émanant de l’extérieur du sujet, qui serait précisément la demande inconsciente de la mère. L’objet rejeté n’est pas perdu pour cette mère. Il lui est au contraire réservé.
Interdire un objet permet de conserver la conviction qu’on peut l’interdire, autrement dit qu’on a des droits sur cet objet, en avoir la jouissance. Du coup, l’anathème constitue ainsi celui ou celle qui le prononce en propriétaire des objets a.
Pour finir, et là il faut s’accrocher un peu pour suivre Lucien Israël jusqu’au bout. En rejetant hors du sujet, une partie essentielle de ce qui le constitue, cette partie qui est le Réel clivé par la parole se confond avec les objets extérieurs, les objets que l’on peut s’approprier. À partir de là, la propriété imaginaire de ces objets, de ce Réel, devient un équivalent d’être, une garantie d’être.
La Verpönung, en conclusion, devient le moyen de satisfaire à la demande d’être – pour celui qui la profère –, en confondant l’être et le Réel.
1 J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Toulouse, Arcanes-érès, 2006, p. 43.
2 J.-R. Freymann, L’Amer amour, Toulouse, Arcanes-érès, 2002, pp. 44-47.
3 S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.