J’ai entendu par hasard un passage d’une émission de radio évoquant « les risques de dérives sectaires ». Un spécialiste (des dérives sectaires) rappelait qu’un changement repéré chez une personne s’inscrivant dans un nouveau groupe (religieux, associatif, sportif, arts martiaux, etc…) constitue un signal d’alerte, un signe d’influence.
S’entendait une inquiétude face à une menace grave, diffuse : changement (sous-entendu de comportement) = influence = danger.
Quid de la cure psychanalytique, alors, qui n’en est pas une si elle ne produit pas de changement : serait-elle une secte à deux ?!!!
S’entendait en creux l’idée que l’individu pourrait vivre sans influence, devrait vivre sans influence aucune. Lacan la repérait sous le nom de « délire d’autonomie » : le délire de penser qu’un être humain pourrait n’être déterminé que par lui-même, sans influence extérieure de quiconque ni de quoi que ce soit.
S’entendait encore l’absence de nuances entres différentes formes d’influences : l’influence peut prendre la forme des stratagèmes manipulateurs d’un arnaqueur cupide et/ou pervers, mais aussi celle des effets d’une rencontre, d’une relation amicale ou amoureuse, d’un transfert de travail, d’un compagnonnage, ou même d’une relation « maître-élève » - attention, le « maître » n'est pas à la mode…
À faire passer à la trappe la relation maître-élève, passe aussi à la trappe une (grande?) partie des effets de transmission. À diaboliser la question du « maître », on forclot les apports des penseurs, qui repèrent que la transmission n’est pas une « pure et simple influence » (sous-entendue de plus maligne, malveillante).
« Ce que tu as hérité de tes pères,
acquiers-le, pour le posséder. »
Goethe, dans Faust, cité par Freud dans Totem et Tabou
Acquiers-le, que l’on peut entendre « fais-le tien », réécris-le dans ton propre style.
À propos d’arts martiaux japonais, cités comme groupes à risque de dérives sectaires, à juste titre probablement : il est considéré que le rapport entre le maître et l’élève passe par trois grands stades : le premier est l’imitation, dans les gestes techniques et les gestes de la vie, l’art de vivre (“shu”). Le second est une remise en cause, une destruction de l’édifice pourtant lentement et patiemment constitué (“ha”). Le troisième correspond au moment où l’élève, qui ne l’est plus tout à fait, commence à tracer sa propre voie (“ri”), stade auquel tous ne parviennent pas.
Une version japonisante d’aliénation-séparation ?..
La transmission donc n’est pas « pure et simple influence », aux effets sectaires : elle n’est transmission que si elle permet à celui qui est enseigné de s’émanciper du lien à celui qui enseigne.
Notre époque effrayée par les « maîtres » oublie ce point essentiel, comme elle méconnaît une forme actuelle d’influence très répandue, ni « pure » ni « simple », mais radicale : celle du discours courant, médiatico-politico-markettinguisé, véhiculé entre multiples autres médias par les « influenceurs » !!!! (ces personnes dont les comptes Twitter, Instagram, Facebook etc sont suivis par des centaines de milliers ou millions de personnes et qui, contre rémunération, sont prêtes à vanter les mérites de n'importe quel produit ou concept monnayable…).
Influence radicale, au pied de la lettre, collée à la fascination de l’image : aliénation qui n’appelle ni ne permet le moindre balbutiement de séparation.
Une dernière remarque, à propos d’une forme d’influence qui intéresse tout particulièrement le-la psychanalyste.
L’individu qui aimerait tant se croire maître de lui-même, autonome, fruit de sa seule volonté, est déterminé par ses mécanismes psychiques (en grande partie inconscients). Nous sommes sous l’influence de nos fantasmes, de notre modalité de lien aux autres, de nos identifications qui construisent le personnage pour lequel nous nous prenons, le discours que nous tenons, sous l’influence de notre rapport à la perte, à l’angoisse, au monde, nous sommes pris dans le cycle de nos répétitions - tout ce à quoi une cure, précisément, vient à changer quelque chose.
Tout ce qui, d’ailleurs, nous aliène le plus profondément, nous détermine de manière plus contrainte que toutes les contraintes du monde extérieur : avez-vous connu déjà, ces moments où le monde extérieur vous permet une vie à vrai dire assez vivable, et pourtant vos mécanismes psychiques vous plongent dans une angoisse ou un désespoir noirs ? Avez-vous expérimenté ces moments où quelque chose peut bouger dans les mécanismes (effets de la cure, effets de rencontres), l’angoisse ou le désespoir se lèvent, le décor extérieur apparaît soudain chaleureux, agréable, alors que rien en-dehors de vous n’a changé ?
Ainsi une cure - si c’en est une - n’est pas le risque d’une influence de l’analyste sur l’analysant, mais le moyen - et le risque ! - de lever un peu les influences les plus cruelles que le sujet subit, celles de ses propres mécanismes…