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La psychanalyse au temps du "corona"

par Cyrielle Weisgerber, 7 Avril 2020

Le titre est trop tentant, je ne résiste pas.
Depuis quelques semaines déjà tourne dans ma tête l’expression « la peste au temps du choléra » : je me rappelle, crois me rappeler, viens de vérifier que c’est complètement erroné, décalé, mais je vais vous dire d’abord ce que je croyais me rappeler. Crois me rappeler donc que cela doit être le titre d’un livre de Gabriel Garcia Marquez (j’ai tant aimé lire, à vingt ans, Cent ans de solitude1 !) ; je suppose qu’il y a une certaine ironie, « la peste au temps du choléra », le pire lorsqu’il y a déjà le « mal » ?
Alors ces mots tournent dans ma tête, et l’envie d’écrire quelque chose sur la pratique de la psychanalyse, la tentative de poursuite de la pratique de la psychanalyse, en ces temps perturbés (nous sommes aujourd’hui le 18 mars 2020).

« La peste au temps du choléra », « la psychanalyse au temps du corona », c’est bien la question que je me pose, à ceci près, je l’espère, que la psychanalyse ne serait pas le pire par rapport au mal ! Pourtant certains la présentent ainsi, comme le mal, le diable incarné (cf. la tribune visant à exclure les psychanalystes des tribunaux, en octobre 2019, dont les auteurs semblent souhaiter exclure les psychanalystes de partout, d’ailleurs, cela fait froid dans le dos). Ainsi il n’y a pas que le coronavirus à faire planer une ombre sombre sur notre époque...

Me revient de plus la phrase célèbre de Freud : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », où l’on entend l’humour (salvateur, aujourd’hui plus que jamais) de Freud. Il dit ces mots en 1909 à Jung et Ferenczi alors qu’ils l’accompagnent aux États-Unis d’Amérique tenir une série de conférences d’introduction à la psychanalyse. La peste, je le précise à l’adresse de ceux qui liraient ces lignes sans être familiers du discours ou de la pratique analytique, la peste parce que dans l’Amérique puritaine du début du XX ème siècle, les théories qu’amène Freud, si elles se disséminent dans la société, vont avoir des effets de libération individuelle, subjective, et sociétale, des effets de remise en cause des carcans patriarcaux, racistes et intolérants. Et en effet elles ont eu des effets, elles ont participé aux changements des pensées au cours des XXème et XXIème siècles. Elles continuent à y participer.

Alors la psychanalyse au temps du « corona » ? des effets de libération possible ? s’extraire des carcans de l’angoisse irraisonnée et inefficace ? (je ne parle pas des mesures de précautions raisonnées et vitalement nécessaires aujourd’hui).

Je vais donc chercher sur internet l’expression « la peste au temps du choléra », pour pouvoir en donner les références précises, et... surprise ! C’est bien le titre d’un livre de Gabriel Garcia Marquez, mais un rien différent : « L’amour au temps du choléra »2 ! L’amour ?!... Comment ai-je fait pour transformer ainsi le titre ?... J’en parlerai à mon analyste plus tard, pas d’épanchement déplacé ici (ni d’interprétation sauvage, s’il vous plaît !).
D’ailleurs, tout de même il existe l’expression « avoir à choisir entre la peste et le choléra » : mes associations inconscientes ont mêlé l’expression et le titre du roman.

L’amour au temps du choléra ?...
Et… la psychanalyse au temps du « corona » ?...

J’en étais à ce point de mon texte le mercredi 18 mars 2020, à « J je ne sais combien » de l’ère COVID19. (Il y a avant et après JC, y aura-t-il avant et après COVID19 ?). J’en étais à ce point du texte et pensais poursuivre sur la question de l’écoute de l’analyste et ses effets, question qui elle aussi tourne dans ma pensée depuis quelque temps, et prend une coloration nouvelle en l’ère du COVID19. Comment « seulement » écouter, « seulement » entendre, comment cela peut-il avoir des effets sur les mécanismes psychiques de celui qui parle ? Quelle importance cela a-t-il encore, alors que la société entière est « en guerre contre le virus » ?

« Seulement » écouter, mais d’une manière particulière, différente de toutes les autres : écouter sans chercher à comprendre ni à partir d’un savoir, ni à travers la « complicité relationnelle habituelle » : à partir du savoir, on n’entend que le savoir ; à travers la complicité relationnelle, on n’entend que ce qu’on projette de soi-même. « Seulement » entendre, mais entendre autrement, entendre « l’autre », entendre quelque chose de la subjectivité de l’autre dans son altérité.

J’en étais donc à ce point, puis me suis retrouvée arrêtée, comme bien d’autres il me semble, arrêtée dans mes réflexions parce qu’au tourbillon des activités qui nous emporte habituellement jour après jour, s’ajoute la sidération produite par la situation actuelle : sidération face à la gravité de la situation dans les services hospitaliers, sidération face au risque de la mort – s’il plane à chaque instant, avant COVID comme après, nous l’oublions à chaque instant, et aujourd’hui chaque instant nous le rappelle.

Nous sommes le samedi 4 avril 2020 : Jean-Richard Freymann nous propose d’écrire et de partager des textes, en lieu et place des échanges de réflexions et dialogues dans les séminaires – les séminaires et formations, lieux si concrets de nos partages, se sont évanouis, ont disparu, explosés, pulvérisés par l’impact de l’épidémie. Reconstruire des lieux, sous d’autres formes. Il propose un premier thème, « Amour et transfert » : cela me fait sourire, « la peste au temps du choléra », « L’amour au temps du choléra », « le transfert au temps du corona » ?...

Allons-y, essayons de reconstruire…
Amour et transfert : mon mouvement spontané était du côté de peste-amour et écoute.
Alors, amour, écoute et transfert ?
J’ai les pensées trop secouées et mélangées pour partir dans de grandes théories – toute cette affaire a un impact ou des impacts multiples sur la société, et si je ne les ressens pas de front pour lors (encore que, toute la réorganisation de la pratique au cabinet et de la vie quotidienne, c’est assez concret, plus rien n’est « habituel »), j’en ressens les secousses retransmises. Des coups sont portés, des bombes explosent, je ne suis pas au lieu de l’explosion, nous sommes nombreux à ne pas y être, mais à être traversés par les ondes de choc.
Je ne partirai pas dans de grandes théories, quelques remarques seulement.
Écoute et transfert sont-ils articulés, et toujours articulés, indissociables ?
L’écoute semble se jouer du côté de l’analyste : entendre sans les filtres des savoirs, sans les projections et identifications de la complicité relationnelle, se mettre au diapason du contenu latent plutôt que du contenu manifeste, c’est-à-dire avoir entendu quelque chose de sa propre subjectivité et écouter à partir de cela pour entendre quelque chose de la subjectivité de l’autre… Mais l’écoute aurait-elle un effet quelconque si l’analysant n’était pas pris dans un transfert envers l’analyste ? Pourrait-il seulement parler de cette façon-ci, l’analysant, y aurait-il quoi que ce soit à écouter et entendre s’il n’y avait pas transfert ?

Quelques fragments de pratique, plutôt que de longs discours que je n’arrive pas à tenir aujourd’hui, en ces temps étranges.
La question que je me posais au départ, avant tout cela, était assez simple, trop simple : mais au fond qu’est-ce que je fais dans ma pratique ? Qu’est-ce que je fais à écouter des personnes, que s’y passe-t-il ? Je vais regrouper très artificiellement deux ensembles de « cas » :

  • Il y a des situations, des patients ou analysants, avec lesquels le « travail » est « clairement mis en route » (qu’est-ce que ça veut dire, au fond ?...) : lors des entretiens préliminaires, l’analyste a entendu un ou quelques points importants, a souligné, interrogé, ou « interprété », et l’analysant a entendu qu’il y a là quelque chose à entendre. À partir de cela la cure se déroule.
    Par exemple, une femme est en difficulté avec une relation extraconjugale qu’elle aimerait rompre et ne parvient pas à rompre. Elle parle longuement de l’amant, puis au fil de l’exploration de son enfance un trait qu’elle attribue à sa mère est le même qu’un trait de l’amant. Il suffit parfois de répéter le mot sous forme d’interrogation, et la personne entend qu’elle l’a utilisé pour l’amant. Elle comprend qu’il y a là quelque chose à entendre, ne sait pas tout à fait quoi – l’analyste ne sait pas vraiment non plus, d’ailleurs – mais cela permet une première accroche, une amorce du travail, un tissage du fil d’associations. Jean-Richard Freymann, alors que je lui parlais de cela récemment, a choisi les mots d’ « entrelacement transférentiel ». L’amour de transfert commence par un entrelacement transférentiel, quelque chose qui peut ressembler à un baiser, ou une morsure, et tous les intermédiaires et extrêmes s’inventent…
    À partir de cette accroche première, les associations se poursuivent, dans les mouvements et articulations diverses des répétitions se font entendre, les rouages et nouages singuliers du sujet se font entendre, et à être entendus de part et d’autre du divan ils s’assouplissent, se transforment. Possibilités d’assouplissement, de respiration, de mouvement désirant. Ce n’est pas rien : pour l’avoir expérimenté côté divan, ce n’est pas rien : pouvoir vivre, un peu. Être vivant, exister, un peu.
  • Mais il existe d’autres situations, dans lesquelles je me demande ce que je fais : je n’entends pas grand chose, ne sais pas quoi souligner, avec des variantes très diverses, bien sûr. « Exemples ». Pour l’un il y a eu au départ situation de crise, « travail actif » et « repérable » pendant un temps (enfance difficile, violences entre les parents, repérage de points de similitude entre son vécu actuel et les scènes de l’enfance), puis apaisement assez rapide, puis discours d'apparence « plat ». Chaque semaine les nouvelles de la semaine, tel problème avec le chef, telle difficulté de son fils à l’école. Au sens « strict », je n’interprète pas grand chose. Le jeune homme décroche, ne vient pas à son rendez-vous, ne rappelle pas. Dossier classé ? Il rappelle six mois plus tard, dans une nouvelle situation de crise (agressivité sous alcool), reprend les séances : dès la deuxième le même rythme est retrouvé, le fil du discours se poursuit comme s’il n’y avait pas eu de pause. Mais, dit-il, « je sais que si j’avais continué à venir, je n’aurais pas craqué à nouveau ».
    Une autre, très peu de paroles, séances courtes qu’elle scande elle-même : « voilà, j’ai terminé pour aujourd’hui ». J’ai tenté un jour de poursuivre quelque peu au-delà de sa scansion, sentiment de quasi-déréalisation, n’ai pas réitéré l’expérience. Très peu de paroles donc, peu de « contenu », un résumé rapide des « événements » récents. Pas d' « interprétation » (?). Après deux années de séances de ce type, elle m’annonce que pour la première fois de sa vie elle a rencontré un homme, file le grand amour depuis quelques semaines : « c’est grâce aux séances avec vous que j’ai été prête à cela, je tiens à vous remercier de m’écouter depuis si longtemps ! ».

L’analyste ne sait pas toujours, ou rarement, quelle fonction tiennent les séances pour tel patient ou analysant. Alors au moment du confinement, quels effets d’une suspension des séances ? Comment réagir, poursuivre les consultations (je suis psychiatre aussi, « consultations médicales », cela facilite une justification de la « nécessité »), en limiter le nombre pour limiter les croisements en salle d’attente, quelles mesures de précaution, proposer des téléconsultations, des « téléséances » ? Durcissement du confinement, les déplacements ne sont plus autorisés que pour les consultations « urgentes », transformées ensuite en « soins ne pouvant être différés » : pour quels patients ou analysants les séances sont-elles urgentes, ne peuvent-elles être différées ? Est-il plus important de poursuivre ma pratique, ou de participer à l’effort de confinement maximal ?

À vrai dire je n’ai pas eu vraiment à répondre aux questions : les patients y ont répondu pour moi. Il y a ceux pour qui il est hors de question de suspendre les séances. Puis, possibilité de téléconsultation aidant, rares sont ceux qui ne veulent pas poursuivre, d’une façon ou d’une autre. Alors même que pour certains voire beaucoup, lors de l’annonce du confinement, la priorité et l’urgence étaient ailleurs (« pas la peine de prendre le temps de parler alors que des personnes sont en train de mourir »), rares sont ceux, après trois semaines de confinement, qui n’ont pas repris rendez-vous. Si malheureusement des êtres humains sont en train de mourir, il n’en est pas moins essentiel de continuer à œuvrer à être en train de vivre, œuvrer à être en vie. Cela ne se fait pas tout seul, il y a à œuvrer à cela. En l’ère du COVID comme en toute ère.

Ne pas nous laisser sidérer, figer, pétrifier, ballotter par les vagues jusqu’à nous briser, statues pétrifiées, contre le premier écueil. Être en vie est un mouvement.

« Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! » Paul Valéry, Le cimetière marin.

Post-scriptum :

Téléconsultations : téléphone ou « visio ». Parfois les yeux fermés assise sur mon fauteuil, la voix de l’analysant diffusée par le téléphone en mode « mains libres », j’en oublierais un instant l’absence du corps de l’autre sur le divan. Parfois perturbée, ou le patient, par l’image en mode visio, le décalage entre les yeux de l’autre et l’œil de l’appareil, la webcam. Pour certains le changement de modalité induit un effet, relance de l'introspection, changement de mode de discours, effet similaire ou presque à celui du passage sur le divan. Cela restera à penser, à parler, à discuter… à suivre !

1 Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, Ed. du Seuil, 1968.

2 Gabriel Garcia Marquez, L’amour au temps du choléra, Grasset, 1987.

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