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La voix de la jeune fille enfermée dans une tour

par Pauline Wagner, 7 Mai 2020

L’histoire de la jeune fille enfermée dans une tour fait écho à ces temps de confinement. C’est un conte populaire répandu en France, en Europe méridionale, en Allemagne et au Danemark. Pendant sa grossesse, une femme a tellement envie de manger des plantes qui ne poussent plus que dans le jardin d’une sorcière, d’une fée ou d’une ogresse, qu’elle y envoie son époux pour en cueillir. Pris en flagrant délit, l’homme promet de donner l’enfant attendu. La femme met au monde une fille qui portera le nom des plantes volées, différent selon la version du conte. Elle s’appelle Petrosinella ou Fleur-de-persil, dans la version italienne de Giambattista Basile, Rapunzel ou Raiponce, dans la version allemande des frères Grimm, Persinette dans la version française d’Achille Millien, Véronique, dans celle de Charles Deulin… La sorcière l’enlève, l’élève et l’enferme dans une tour au milieu de la forêt, sans porte ni escalier, avec juste une petite fenêtre tout en haut. Pour lui apporter à manger, elle appelle et monte dans la tour en glissant le long des cheveux de la jeune fille :
- Descends tes longs cheveux pour que je puisse monter !

En écho à ce conte, comment ne pas songer à toutes les jeunes filles enfermées par un frère, un père et parfois une mère à toute époque et hors temps de confinement pour lutter contre la contamination d’un quelconque virus, sinon contre celui de la rencontre amoureuse ! Enfermées pour sauver l’honneur de la famille, du clan !

J’ai rencontré, dans ma pratique avec des adolescents en rupture scolaire, une jeune fille de dix-sept ans qui s’était sauvée par la fenêtre de sa chambre. Elle y était enfermée depuis une semaine par sa mère et ses deux frères qui l’avaient aperçue avec un garçon. Quelques années auparavant, ses frères avaient frappé violemment leur sœur aînée quand ils avaient intercepté une carte postale qui lui était adressée. La carte était signée « Dominique ». La sœur avait été hospitalisée avec de multiples fractures et un traumatisme crânien. Elle avait coupé tous les liens avec la famille. Les frères ont recherché leur sœur fugueuse partout et sont venus au lycée où elle s’était réfugiée. Ils ont déclaré qu’ils la trouveraient et qu’ils la tueraient. Pour la protéger, il a fallu, en hâte, la placer en foyer et la confiner.

Durant cette pandémie, l’enfermement de certaines jeunes filles avec toute leur famille peut vite se transformer en enfer !

Dans beaucoup de versions du conte de la jeune fille enfermée dans une tour, c’est sa voix qui la libère. Elle passe ses journées à chanter pour passer le temps qu’il lui reste de vivre, comme le chante Léo Ferré dans une des chansons d’Aragon. Elle chante pour s’enchanter elle-même.

Son chant et sa voix rappellent aussi la voix des conteurs et de tous les artistes du spectacle vivant empêchés de nous enchanter. On nous propose des succédanés d’art à travers les écrans. Les veillées de contes au coin du feu qui se sont éteintes au début du XXe siècle se sont rallumées avec le Renouveau du conte dans la mouvance des années 1968. Si les conteurs investissent maintenant des lieux artistiques, culturels, éducatifs et sociaux, c’est bien qu’il y a un public de plus en plus nombreux qui recherche une autre nourriture que les produits médiatisés. Entre le conteur et son public, il n’y a pas d’écran mais une relation vivante. L’écoute d’un récit enregistré ou filmé, et par conséquent figé comme un texte pour un auditoire virtuel, ne remplacera pas la présence dans le même lieu du conteur et des auditeurs, cette rencontre qui crée une résonance entre eux. Pierre-Jakez Hélias s’est intéressé à l’art de conter dans les campagnes bretonnantes au début du XXe siècle. Il a entendu un conteur raconter plusieurs fois le même conte avec des variantes plus ou moins accusées. Quand il a questionné le conteur, celui-ci lui a répondu : « Ce n’était pas le même soir, ni le même lieu, ni les mêmes gens. Et moi je n’étais pas le même. »1

La jeune fille enfermée dans la tour ne crie pas, elle n’appelle pas à l’aide. Elle chante. Et son chant séduit et attire un prince qui passe par là. Il réussit à monter dans la tour en imitant la voix de la sorcière. Et chaque jour, il rend visite à la jeune fille. Selon les versions, ils fuient ensemble ou du moins, conçoivent de fuir ensemble. Dans toutes les versions, la jeune fille quitte la tour et retrouve son prince. C’est grâce à la voix, la sienne quand elle chante et celle de la sorcière, entendue et imitée par le prince, que la jeune fille peut se sauver, dans les deux sens du terme.

Un autre récit convoque à la fois l’enfermement et le pouvoir de la voix et du chant : la chanson de geste crétoise, Érotokritos, écrite au début du XVIIe siècle par Vitzentzos Cornaros. Érotokritos, fils du conseiller du roi d’Athènes, est amoureux de la fille du roi, Arétuse. Il chante sous sa fenêtre tous les soirs. La princesse est séduite par cette voix et ce chant amoureux. Le plaisir d’entendre ce chant se transforme en désir et amour du chanteur.

Arétuse s’éprend du chant avant d’avoir identifié le chanteur et quand elle le démasque, les deux amants se rencontrent secrètement. La princesse refuse d’épouser le prince de Bysance, contre la volonté de son père. Le roi l’enferme avec sa nourrice dans un cachot. Érotokritos qui a su séduire Arétuse avec sa voix, trouve une autre voie pour la libérer…

Les récits d’une jeune fille enfermée dans une tour ou une fosse se rencontrent déjà dans les mythes et les légendes scandinaves remontant à une haute antiquité, auxquels notamment Saxo Grammaticus a puisé pour écrire La Geste des Danois à la fin du XIIe siècle.

La littérature orale abonde de récits où les femmes sont enlevées, séquestrées, enfermées. Dans la mythologie grecque, Danaé fille du roi d’Argos est enfermée dans une tour fermée par des portes d’airain pour empêcher toute rencontre avec un homme. Un oracle a prédit à son père qu’il n’aurait pas de fils et que son petit-fils le tuerait. Perséphone est enlevée par Hadès et séquestrée dans les Enfers même si elle en devient la reine.

Dans un conte populaire répandu dans toute l’Europe, en Asie, en Mongolie et jusqu’en Inde, en Afrique, à Madagascar et sur le continent américain, l’héroïne est calomniée par ses sœurs ou sa belle-mère, accusée d’avoir mis au monde des animaux à la place des enfants merveilleux qu’elle avait promis au roi. Elle est encastrée en dessous des cabinets de l’évier, enfermée dans une cage, enterrée dans un fossé…

Combien de jeunes filles et de femmes sont-elles enfermées en 2020 sans compter celles qui vivent un enfermement psychique ?

C’est aussi grâce à la mémoire, à la parole et à la voix que les contes populaires ont traversé les siècles et les frontières, sans papiers, transmis de bouche à oreille. Ils ont été sauvés de l’oubli par les collectes, initiées par les frères Grimm, qui se sont accumulées au cours du XIXe siècle dans un grand nombre de pays européens. On peut rappeler la phrase attribuée à Amadou Hampaté Bâ (1900-1991), poète, écrivain et ethnologue africain :
« Chaque fois qu’un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. »

Les grands récits de la tradition orale, les mythes, les épopées, les légendes, les contes ont été chantés, déclamés, scandés, joués, récités par les troubadours, les griots, les aèdes et les bardes, bien longtemps avant l’invention de l’écriture. Ces récits résonnent encore aujourd’hui dans les créations contemporaines, les pièces de théâtre, les films, les romans, la poésie…

Les effets de la voix et du chant peuvent être fatals. Dans la tradition homérique, les Sirènes séduisent les navigateurs avec leur chant et leur voix. Les marins ne résistent pas à leur charme et l’îlot des Sirènes est entouré des cadavres de ceux qui ont cédé à leur appel. Heinrich Heine nous rappelle, dans son poème La Lorelei, un récit ancien qui raconte comment un batelier est englouti dans les vagues, ensorcelé par le chant d’une très belle jeune femme, la Lorelei, nymphe de la mythologie germanique. Ces chants sont des chants mythiques et leurs effets dépassent les effets de la voix. S’ils sont irrésistibles c’est par ce qu’ils révèlent.

Dans le conte de la jeune fille enfermée dans la tour, c’est bien la voix qui la libère de l’enfermement. Dans toutes les versions, la sorcière l’appelle pour monter dans la tour. Et le prince imite la voix de la sorcière pour la rencontrer. Dans beaucoup de versions, la jeune fille chante comme d’autres se racontent des histoires et ce chant lui permet de rester en vie et en relation avec elle-même.

La voix tisse des liens. Elle déborde la parole. N’est-elle pas aussi le véhicule de la cure analytique ? Sans la voix, il n’y aurait pas d’analyse.

Pendant cette période de confinement, la voix des autres pallie leur absence. Elle maintient les liens qui peuvent s’effilocher. Et beaucoup s’accrochent, s’attachent à ces cordes vocales qui remplacent la présence des autres. Pendus au téléphone ! Voix de celles et de ceux qu’on appelle et qui nous appellent, voix des médias, chants et applaudissements aux fenêtres et aux balcons tant pour louer celles et ceux qui œuvrent pour la vie à l’hôpital et en dehors que pour partager et ritualiser un moment tous ensemble…

Dans tous les récits, même ceux où ses effets sont fatals, la voix a un pouvoir de séduction. Dans la période qui suivra le confinement, quand nous prendrons ou serons sommés de prendre des distances par rapport aux autres, susceptibles de nous contaminer, ce sera peut-être, encore davantage ou autrement, avec la voix et sa musicalité qu’on pourra les toucher, les séduire.

1 P.-J. Hélias, 1990, Le quêteur de mémoire - Quarante ans de recherche sur les mythes et la civilisation bretonne, Plon/ CNRS éditions, 2013, p. 206

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