Claudine Hunault. Actrice, écrivaine, psychanalyste.
Un changement s’est produit dans la parole des patients. Je situe ce changement dans le sillage des annonces du Premier Ministre le 19 avril. Durant les premières semaines de confinement, s’exprimait une anxiété qui portait sur des questions personnelles (occuper son temps, vivre seul(e) ou à temps plein avec l’autre, avec les enfants, supporter les annulations des échéances professionnelles...). Certains disaient se vider de leur substance en l’absence de l’autre, se vivant d’abord comme partie d’un ensemble et perdant le sentiment d’une existence propre si cet ensemble disparaissait physiquement de leur paysage. Cet « ensemble » avait habituellement une fonction de tiers qui soutenait chaque jour le désir de se lever, de se porter au dehors et d’agir. Il avait aussi une fonction de tiers pour le couple confiné où commençait à s’émousser le goût de l’autre. La tension amoureuse se raréfiait si autrui n’était plus là pour la percevoir et la reconnaître. L’imaginaire se tassait dans cette durée rectiligne. Progressivement est apparu un trouble puis une culpabilité de se voir à l’arrêt quand d’autres, maintenus, appelés ou rappelés au travail étaient pris dans l’urgence et le danger. Devoir rester chez soi et ne rien faire pour autrui signifiait être hors circuit et quasiment exclu du cœur de l’action, même si ce cœur était celui de la souffrance et de la mort possible. Deux mondes cohabitaient, l’un immobile dans le silence des villes et des routes désertées, l’autre hyperactif et grouillant dont nous suivions avec fascination les épisodes et la courbe de gravité. Le premier perdait en réalité, semblait se défaire et révélait une peur qu’il n’y ait rien, qu’il n’y ait plus rien. Le rappel quotidien et chiffré des malades et des morts venait attester que l’épidémie était là. Il n’y avait pas rien, le monde était bien là. Les applaudissements de 20h pour les soignants réveillaient l’ancrage dans une réalité.
À l’inverse, pour ceux et celles qui se vivent dans la comparaison permanente avec autrui et se sentent toujours entravés dans l’action, voire en échec, l’arrêt les apaisait, toute velléité de challenge était dissoute, le monde les avait rejoints.
Il y a une chose dont nous ne décidons pas, c’est ce qu’opère en nous le temps. Il s’agit de se rendre à l’action du temps, à sa façon d’affaiblir la volonté de prouver quelque chose à l’autre et surtout à soi, d’assourdir le besoin de capitaliser sa propre personne. Nous vivons un arrêt de l’attraction du dehors, de sa multiplicité et nous ne pourrons pas faire que ça n’ait pas eu lieu, même si la perception que nous en avons varie considérablement d’une personne à une autre. Qu’est-ce qui change en nous ? Dans ce confinement qui agit comme une loupe, nous faisons face à ce qui de nous-mêmes se dérobe si facilement dans la fébrilité ordinaire de nos actions et de nos contacts. « Avant il y avait un quotidien, il y avait des gens, il y avait des choses pour éviter les questions et les constats », disait une patiente. Qu’est-ce qui change en nous ? Peut-être l’inclination à l’évitement. Même si nous emplissons nos journées (la fourmi toujours active), et nous sommes nombreux à observer qu’elles passent très vite nos journées, il y a cette aube du jour, quelle qu’en soit l’heure, où l’angoisse vient mordre. Il y a un seuil poreux qui n’est plus le sommeil et pas encore l’éveil où le souffle est happé par un obstacle insituable et sans forme qui retarde le mouvement. Dans l’interstice louche les questions peinent à se poser. Elles sont submergées par une question sans fond : qu’est-ce que c’est vivre ? Quand nous ne sommes plus « pris » par une activité, quand autrui n’est plus l’horizon de notre mouvement, quand il n’y a plus d’échéance, qu’est-ce que c’est vivre ?
Aucune méthode, aucune technique ne peut répondre et des patients se disent agacés des conseils de bonnes pratiques réitérés : appelez vos proches, faites-vous un programme chaque jour etc., précisément la chose s’avère impossible ou désuète ou déjà caduque car le sentiment domine que la question à affronter est ailleurs et les déborde de toutes parts. Comment soutenir seul(e) le désir de vivre quand autrui ne vient pas le soutenir avec nous, voire à notre place, nous en déchargeant, se chargeant d’une partie de nous dans l’action, dans la parole ? Et nous, lui octroyant la même chose.
Qu’est-ce qui change en nous ? Il nous est soudain demandé d’être dans le temps et non plus de le devancer pour en annuler la durée. L’angoisse aujourd’hui se dépose sur un champ plus vaste et diffus : qu’est-ce que nous allons vivre ? Le monde qui vient est déjà là, marqué par la perte de ce qu’on prévoyait, de ce qu’on avait préparé et qui allait se réaliser. Nous ignorons encore tout de ce monde, nous n’avons rien dans notre mémoire pour l’imaginer. Comme dans ces rêves où on doit participer à un spectacle dont on ne connaît ni le texte ni la mise en scène. Pourquoi sortir si je ne peux plus exercer mon métier ou mon art, si je ne peux plus serrer l’autre dans mes bras ? Pourquoi sortir si nous ne pouvons plus passer
par les corps pour comprendre et éprouver ce que c’est que vivre ? Les corps nous manquent : ce que font les corps dans les films et que nous ne pouvons plus faire.
Une peur se fait jour à l’approche du déconfinement, celle d’un isolement plus grand encore ; nous avons compris qu’il n’y aurait pas de grandes retrouvailles insouciantes et débridées. Pour ceux et celles dont l’activité s’est arrêtée, la peur d’être exclu(e) de la vie qui reprend se tisse avec un sentiment d’impuissance : ne plus savoir où prendre la parole et comment la prendre.
Nous nous trouvons devant une double exigence : écouter la résonance de ce qui s’est découvert en nous, lieu d’une intime transformation, et aiguiser notre lecture du dehors où plane la menace d’une loi tentée de prendre en main notre santé.