Intervention lors de la formation Apertura Arcanes Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objet, 25 novembre 2020
La clinique des addictions est depuis toujours encombrée de savoirs erronés, de malentendus de dictats idéologiques, politiques et objectivants. Le malentendu le plus récurent est de considérer les « objets » de dépendance comme s’il s’agissait d’objets du désir et du manque et de penser qu’il suffirait de les éradiquer ou, en entrant en compétition avec eux, le sujet dépendant parviendrait à s’en séparer. Mais nous avons appris que la souffrance était ailleurs occulte, indicible dans une première intention et que les personnes dépendantes se servaient par exemple des drogues, de l’alcool… comme pharmakon qui est à la fois un remède et un poison pour la transformer, la déplacer. Nous savons également que les sevrages et que toutes les alternatives de se séparer des produits sont souvent marquées par des rechutes des patients, rechutes qui ne sont pas à considérer comme des échecs mais des paliers où se tient un symptôme majeur et souvent masqué avec la crainte de l’effondrement ou de l’effondrement lui-même.
Nous aurons à considérer à la fois les moments d’émergence de ce symptôme, les conditions qui créent cette menace, voire l’origine de cette menace et le sens qu’elle contient.
Cette crainte est à mon avis un risque conjuré dans la majorité des cas par le recours au mécanisme de l’incorporation de l’objet, annulant à la fois la crise qui s’annonce par le recours au registre de la sensation. Ces sensations vont de très grandes sensations somatiques, psychiques, à l’anesthésie. Parfois la douleur est recherchée par des automutilations, des scarifications, des conduites à risques. Parfois les abîmes des overdoses et des comas peuvent se concevoir comme des barrières pour ne plus penser.
Mais cette défense, cette protection est aussi une défiance vis-à-vis d’autrui, qu’une intrusion ou qu’une absence de secours pourraient activer. La parade incorporative de « l’objet de dépendance » tout comme la défiance éviteraient le risque d’effraction susceptible de réactiver une ancienne épreuve, et une hypothétique destitution qui serait dans mon hypothèse une affection liée à l’émergence du désir.
Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et le noyau font l’hypothèse d’un risque qu’ils considèrent comme un équivalent métaphorique de rupture de crypte. Cette crypte scellée selon eux contiendrait un secret relié au désir et qui d’aventure devrait être protégé.
Poursuivant cette métaphore, ils vont comparer ces patients à un gardien de cimetière.
« C’est au moi, écrivent-ils, que revient la fonction de gardien de cimetière. Il se tient là, planté pour surveiller les allées et venues de la proche famille qui prétend à des titres divers avoir accès à la tombe. S’il consent à y introduire les curieux, les dommageables, les détectives, ce sera pour leur ménager de fausses pistes et des tombeaux factices. Les ayants droits à la visite feront l’objet de manœuvres et de manipulations variées. Eux aussi seront constamment tenus présents à l’intérieur du moi. On voit que la vie d’un gardien de tombeau, pour avoir à composer avec cette multitude diverse, doit être faite de malice, d’astuce et de diplomatie2. »
Cette métaphore est intéressante à plus d’un titre car elle rend compte des discours que ces personnalités tiennent et qui sont à tort considérés comme des mensonges alors qu’ils sont des manœuvres et des manipulations diverses mais également qu’ils sont autant de protection d’un secret « encrypté », difficile à avouer parce que surtout difficile à supporter.
C’est probablement pour cette raison que nous constatons leurs difficultés à s’engager dans un travail analytique ou psychothérapique quand ils sont absents ou en retard aux rendez-vous ou lorsqu’ils se confient plus facilement dans les structures de soins aux équipes d’entretien, aux moniteurs d’ateliers, quelquefois aux assistantes sociales et aux personnels des cuisines.
Le psychiatre, le psychologue, ou le psychanalyste, lorsqu’il se réfère à la psychanalyse, serait sollicité sur la durée que sous certaines conditions :
- Qu’il ne soit ni détective, ni inquisiteur, ni trop curieux ;
- Qu’il s’abstienne de prescrire l’abstinence des produits ;
- Que soit privilégiée une éthique de l’attente, de l’écoute, de la parole en sollicitant l’échange plutôt que le silence, en restant à la fois dans cette délicate intention d’être à la fois proche et lointain et en recherche d’une position psychanalytique nouvelle et adaptée, éloignée des cadres habituels de soutien aux analysants névrosés.
Deux brefs exemples cliniques emblématiques de la problématique de l’effondrement pourront, je l’espère, préciser encore mieux les hypothèses que nous poursuivons sur la souffrance du sujet dépendant et sur les passions que Jacques Hassoun3 qualifie d’intraitables, de tyranniques et de mélancoliques, pour les discours mélancolisés marqués par la dépréciation de soi, conjurés par les preuves et les répétitions qu’elles exigent.
M. a 17 ans, anorexique et dépendante de son Smartphone ; M. témoigne avoir souffert de ce qu’elle appelle une crise de l’effondrement vécue douloureusement lors de la confiscation de son téléphone et lors des séances de « gavage alimentaire » à l’hôpital mais également lorsque sa mère, très fusionnelle, fera des intrusions et des fouilles dans sa chambre. Elle prétendra à cette occasion que sa mère devinait ses propres pensées. Cette souffrance est évoquée par des sensations d’étouffement, de risque de mort imminente, accompagnées par un désarroi insupportable. Cette expérience trouvera toutefois son apaisement par des vomissements fréquents et des nuits à marcher dans sa chambre pour éliminer les calories incorporées.
Au cours d’une séance, une photo où apparaissait, selon elle, trois Barbies représentait en fait avec une grave ressemblance sa mère, sa grand-mère, et elle-même.
À cette occasion, elle m’avait demandé si je la reconnaissais.
Un certain nombre de problèmes. Avant d’aller plus loin, les discours et les plaintes dévoilent une impasse du stade du miroir lorsque M. me demande si je la reconnais. Cette impasse donne à entendre, comme d’autres plaintes concernant l’image du corps, un désordre évident de l’ordre symbolique en raison du maintien de la fusion primaire qui est souvent parlée comme intrusive, destructrice. Par ailleurs cette photographie est un symptôme adressé par dénonciation de l’absence de permutation des places au sens de Legendre. En évoquant cette lacune il indique que chaque génération doit céder sa place d’enfant, d’adolescent quand elle devient parent et ensuite céder celle de parent quand elle devient grand-parent4. Concernant l’effondrement, nous reprendrons ultérieurement cette question parce qu’elle est centrale et concerne une autre jeune femme, L., suivie en psychothérapie.
L. a 25 ans et souffre de boulimie mais surtout d’une difficulté à faire des choix notamment d’avoir à choisir entre deux passions, entre son mari et entre son amant.
Sa boulimie est fréquemment nécessaire, selon elle, pour apaiser une crainte récurrente de s’effondrer quand l’angoisse la submerge.
Lors d’un rendez-vous où j’avais pris 10 minutes de retard, cette attente avait déclenché l’incorporation de cinq mille-feuilles pour tenter de transformer l’effondrement vécu comme une hémorragie intérieure.
« Un désir comme du sang s’écoule hors de moi » écrit Bernard-Marie Koltès dans son livre Dans la solitude d’un champ de coton lorsqu’il évoque la rencontre entre le dealer et le toxicomane5.
À cette occasion, L. découvrira que l’attente et ses difficultés d’attendre avaient toujours traversées sa vie et surtout qu’elles étaient la conséquence de ses difficultés de faire des choix et, plus tard, de désirer.
Qu’apprenons-nous de ces deux expériences cliniques ?
- Que l’effondrement advient lorsqu’il y a des défaillances de l’environnement et que cette défaillance est interprétée comme un abandon, une indifférence, une absence de secours ou une intrusion dangereuse ;
- Que l’incorporation du Tout, par la Boulimie, et du Rien, par l’anorexie, voire avec les passions accompagnées nécessairement de leurs preuves et de leurs rituels permettent un contrôle sur le risque d’effondrement ;
- Que la crainte de l’effondrement et l’effondrement lui-même sont liés à la problématique de l’attente et que ce drame est à référer à une histoire primaire qui implique les interactions parentales avec l’enfant, quand cet environnement parental n’est pas secourable ;
- Que les addictions se fabriquent comme des défenses en urgence pour parer à l’attente lorsqu’elle est marquée du sceau de l’impossible alors qu’elle devrait favoriser et ouvrir au manque et au désir.
Pierre Fédida dans son article « L’addiction d’absence, l’attente de personne » considère que le sujet dépendant est en attente de personne6, faisant tout le nécessaire pour se protéger d’une altérité qu’il pressent toujours dangereuse et qui pourrait provoquer une effraction, un risque d’effondrement.
Winnicott dans son article « La crainte de l’effondrement7 » compare ce risque et l’effondrement notamment au retour de ce qu’il appelle des agonies primitives. Ces agonies feraient retour par des sensations douloureuses, des difficultés respiratoires, des équivalents d’hémorragies, de risques d’en mourir, de moments d’angoisses et de paniques que les discours décrivent.
Winnicott fait l’hypothèse qu’il s’agirait d’expériences somatiques précoces vécues mais qui n’auraient pas été éprouvées au plan psychique.
Éprouver ces agonies et les adresser à l’analyste pour la première fois seraient à considérer comme des remémorations exprimées dans les cures analytiques.
Par ailleurs il insiste, sur l’hypothèse que je partage, sur l’attente impossible qui serait une conséquence d’une attente primaire trahie. Une défaillance ou une indifférence maternelle, un holding raté, une attitude écrasante fusionnelle, auraient marqué l’enfant, non pas d’un traumatisme mais d’une attente qui aurait été empêchée, voire détruite.
L’attente concerne chez Lacan le désir de sevrage, de séparation et même, ajoute-t-il, le désir de castration. Dans le Séminaire sur L’angoisse8, il écrit que le dilemme de l’enfant au stade oral est à situer entre le besoin de dépendance et le désir de sevrage : il joue avec le sein, il le prend et l’abandonne et le reprend. Il faut saisir ce jeu comme le premier temps de l’ère transitionnelle et la première étape où il mesure ce que lui procure l’attente, l’intervalle entre le plein et le manque. La condition liée à la question de l’attente est que la mère doit se prêter au jeu et doit l’accompagner. Si cette dernière s’y oppose, si elle est, comme le signale Lacan, constamment sur son dos, cette expérience fondamentale ratée, compromise va se transformer en une attente trahie confirmant ainsi l’hypothèse d’un déplacement de la fabrique du désir dans un besoin protecteur du besoin de dépendance et dans sa parade défensive : l’incorporation.
Pour conclure provisoirement, l’augmentation des addictions ces dernières décennies et dans les périodes de Covid et de confinement doit nous questionner encore davantage.
Si elles sont, comme nous le pensons, des réponses, des réactions, à un milieu particulier qui se délite, qui manque de secours ; l’environnement actuel social, familial, amoureux, professionnel de nos sociétés néolibérales contiendraient tous les ingrédients d’un ravage des liens.
Des événements, des rencontres, des relations reproduiraient à l’identique l’ombre de ceux que certains êtres n’auraient pu métamorphoser, sublimer depuis leurs tragédies infantiles que nous avons reliées à un espace transitionnel marqué de jeux manqués parce que non partagés.
Dans cet espace, ce jeu de prendre et de laisser le sein, n’est pas qu’une épreuve de sevrage mais avant tout l’esquisse d’un jeu de deuil partagé entre la mère et l’enfant.
Il y d’autres pistes de recherche comme celle des suppléances que nous ne devons pas négliger. Elles serviraient à faire tenir une structure conformément à ce qu’affirme Sylvie Le Poulichet dans son livre Les narcoses du désir9.
La crise que nous traversons avec cette épidémie et les traumatismes qu’elle produit va inévitablement conduire vers des changements.
Selon l’endroit optimiste ou pessimiste d’où l’on se tient, ce nouveau paradigme peut devenir une espérance, ou une nouvelle illusion qui s’ajoutera à tous les « paradis » qui, pour certains, ont été perdus alors que pour d’autres, il ouvrira les chemins protecteurs et ravageants des paradis dits artificiels que nous connaissons.
4 Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie, éd. Fayard ; Dieu au miroir, éd Fayard ; « La drogue c’est l’institution du sujet », dans Autour du parricide, éd. Yves Gevaert.
5 Bernard Maria Koltés, Dans la solitude des champs de coton, éd. de Minuit.
6 Pierre Fédida, « L’addiction d’absence, l’attente de personne », Cliniques méditerranéennes n°47/48, érès.
7 R. W. Winnicott, « La crainte de l’effondrement », Figures du vide, Nouvelle revue de Psychanalyse n°11.
8 Jacques Lacan, Le Séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.
9 Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse et toxicomanies Les narcoses du désir, Puf, 1987.