Voilà bien des années, j’ai déclaré à mon analyste d’alors que, dans la théorie de la relativité d’Einstein, la vitesse de la lumière joue le rôle de Nom-du-Père.
Il me semble que ni lui ni moi n’avions alors eu envie de comprendre à quel point j’avais raison.
De quoi était-il question ?
Chez Jacques Lacan, le Nom-du-Père fut présenté, après plusieurs années d’élaboration, comme ce qui fait tenir ensemble les dimensions1 du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.
Peu importe ici que nous le considérions plutôt comme un symbole ou plutôt comme une fonction : qu’il suffise de dire que le Nom-du-Père est ce qui fait tenir ensemble ces trois consistances hétérogènes.
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Chez Einstein, la vitesse de la lumière joue le même rôle. Elle est une constante et fait tenir ensemble la matière, le temps et l’espace.
La très-bien-nommée théorie de la relativité générale indique que la matière, l’espace et le temps ne sont pas des constantes.
L’espace et le temps sont relatifs à un référentiel.
Quant à la matière, elle est réversible en énergie aussi bien qu’en mouvement, conformément à la fomule e = mc2.
Ainsi, dans la physique einsteinienne, l’espace, la matière et le temps n’ont pas de constance. En revanche, la vitesse de la lumière ne varie pas : 300 000 kilomètres par seconde, à quelques miettes près.
Dans la théorie einsteinienne, l’invariante vitesse de la lumière fait tenir ensemble l’espace, le temps et la matière. Depuis plus d’un siècle, notre physique repose sur cette lumineuse fixité.
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Voilà qui met en lumière un aspect de la controverse qui, en 1922, opposa Bergson à Einstein.
Pour Bergson, la notion de durée, désignant le temps vécu, fonctionnait comme un Nom-du-Père.
La durée était ce qui, pour Bergson, faisait tenir ensemble la matière, l’espace et le temps. Bergson la considérait comme un invariant. Il fixait la valeur du temps vécu hors de tout référentiel.
Par un malentendu, cela conduisit Bergson à refuser que le temps ne soit pas un invariant. Einstein l’acceptait et déclara, à juste titre, que Bergson ne comprenait rien à la physique.
Il n’est pas anecdotique de souligner qu’il s’agit là d’une controverse entre deux juifs peu à l’aise avec leur judaïsme. L’un était français, parisien, l’autre allemand d’origine.
Un autre juif malaisé, viennois célèbre prénommé Sigmund, trouva dans la réalité psychique son propre Nom-du-Père.
Pour Sigmund, la réalité psychique était ce qui ne varie pas. Revêtue des atours de l’inconscient, il disait qu’elle n’est d’aucun lieu, et qu’elle ignore le temps.
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En 1963, Jacques Lacan dut interrompre le Séminaire qu’il envisageait de consacrer aux Noms-du-Père. Plus tard, lorsqu’il revint sur les circonstances de cette interruption, « un petit vent de persécution se lève »2.
Nous assistons en effet à l’un des seuls moments connus où la bizarrerie de la parole lacanienne cède la place à une sorte de théorie complotiste.
C’était justement les gens à qui ça aurait pu rendre service qui m’en ont empêché. Ça aurait pu leur rendre service dans leur intimité personnelle, c’est des gens particulièrement impliqués du côté du Nom-du-Père ; il y a une clique très spéciale dans le monde qu’on peut épingler d’une tradition religieuse, c’est eux que ça aurait aérés, et je ne vois pas pourquoi je me dévouerais spécialement à ceux-là. Alors j’explique l’histoire de ce que Freud a abordé comme il a pu justement pour éviter sa propre histoire, al’shaddaï en particulier c’est le nom dont il se désigne, celui dont le nom ne se dit pas, il s’est reporté sur l’Œdipe, il a fait quelque chose de très propre en somme, d’un peu aseptique.3
Vaincu peut-être par sa propre paranoïa (qui n’en a pas ?) et par des résurgences de l’antisémitisme dans lequel avait baigné sa jeunesse, Lacan préféra laisser planer le doute.
Ce qu’il avait à dire, concernant les Noms-du-Père de Sigmund Freud, fut en fin de compte écrit par une femme, Marie Balmary, dans un livre un peu plus qu’à moitié délirant, publié quelques années plus tard : L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée (Grasset, Paris, 1979).
Sans rien en conclure d’audacieux, émettons l’hypothèse que nul ne touche impunément à l’invariant du discours analytique, pas davantage qu’un physicien, sans trembler, ne changerait la vitesse de la lumière.
1 Ou dit-mansions, si nous voulons lacaniser jusqu’au bout du signifiant.
2 Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, érès, Toulouse, 1997, p. 129.
3 Jacques Lacan, Les non dupes errent, séance du 13 novembre 1973, inédit, cité par E. Porge, loc. cit. Les amateurs de pamphlets remarqueront que ce passage semble énoncé dans le plus pur style célinien.